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Avatar Studio, NYC, 2002 par Jim Anderson. Produit par Susie Ibarra. Producteur Executif : John Zorn.
Jennifer Choi (violon), Susie Ibarra (batterie), Craig Taborn (piano, samples électronique)
Musiciens additionnels : Ikue Mori (laptop sur 5, 6, 8)
Il est dangereux d’être un oiseau. C’est une condition si précaire, si changeante. Ça demande une vigilance, une attention de chaque instant. Une prise aux vents, une légèreté que n’ont plus, depuis beau temps, les grands mammifères terrestres. La menace est partout, plus présente à mesure qu’on descend. Le sol, on s’y pose le moins possible. Furtivement, le temps d’y dérober une graine, un coléoptère à carapace vert-luisant. Un fragment de leur pain, à ces bipèdes aux voix trop lourdes... Les branches seules sont stations, ou les câbles électriques… Alors, dès la première plage, gracieuse parabole à l’aérien dessin, à la mélodie claire comme le bleu de son titre (Azul, en espagnol, Azur à nos tympans...), la trajectoire se brise, une fois le thème passé. Pour suivre les rafales, semer les prédateurs, les regards trop fixes. Prendre l’aspiration des courants ascendants, des masses qui portent, des souffles transversaux. Les accords lâchés, le violon de Jennifer Choi part en embardées, glissandi, striures, chutes et remontées que l’œil nu suit à peine. Et juste après vient la plongée, l’immersion à même ce monde de grives et de passereaux, de mésanges et de pies grièches. Comme souvent avec Ibarra (et ses variantes compagnies), la musique emprunte ici aux formes, aux genres, aux tradition d’Extrême Orient quelle a appris (hors-champs...) à maîtriser, autre chose et bien plus que des motifs, des accordages, des timbres. Ceux-ci, elle n’en fait guère usage, ou alors presque incidemment. C’est une approche du temps, plutôt, de la vitesse, des tensions et relâchement qu’elle puise à ces arts. Cette étonnante science, aussi, de procédés descriptifs, imitatifs, presque naturalistes -certaines pièce font ici usage de samples d’oiseau, tels quels, sans effets, sans déformation, partitions et instruments n’hésitent pas non-plus à faire triller la note, à la faire sautiller en pizzicati, en touches brèves...- liés indiscernablement à l’abstraction la plus poussée dans le déploiement des structures, l’agencement du plan, le pivotement imperceptible de parties en mouvements. Musiques narratives, oui, mais qui ne se bornent pas à conter l’anecdote - qui en feraient fi, même, daignant seulement la prendre comme prétexte, comme sujet, comme silhouette. Qui de là sécrètent des lieux, des moments ; scénarisent des places et des échelles de perception ; translatent des affects et des températures ; instillent des densités et des jeux de lumières qui passent sur les tons en les faisant varier. Le contraire d’une musique "à programme", en somme ! Puisqu‘elle n’entend pas raconter l’histoire de tel ou tel oiseau, de telle ou telle classe aviaire, individu bagué, l'épisode de telle chasse ou nidification. Mais s’attache à nous transmettre -le plus directement possible et par les voies les plus subtiles- l’endémique nervosité des espèces à plume, l’extrême vélocité de leur métabolisme ; la violence de leurs courses ; la tranquille illusion de l’immobilité lorsqu’ils planent au dessus, bien au dessus de tout sommet. Le grain saillant des textures aussi, des matières exposées à leur vue minuscule. La vivacité des percées de rayons dans les feuilles, la menace des zones d’ombre. Tout cela combiné, évoqué, pulvérisé en nuages d’harmonies complexes, en chants limpides et mesures composées, en battements profonds et en claquements secs. En séquences brèves ou fresques déroulées. En pièce entendues ailleurs, rendues ici méconnaissables (Illumination, Flower After Flower). Avec une rare intelligence des durées, des proportions, des lignes et des volumes agrégés qui rend fluides, immédiats les passages alentis et les poursuites les plus heurtées. Et partout, des ritournelles simplement jouées sur une corde, une peau, les touches du piano, aux assemblages de sons concrets, malaxés, amalgamés en pâte opaque et dense, fondus en nappes coulantes par Mori ou Taborn… À tous les instants, cette sensualité de la vibration, ces cadences ductiles qui par glissement -de l’ouïe à nos autres capteurs- avivent tous nos récepteurs. Leur font saisir, goûter, sentir l’espace des volière aux cieux libres, la fraicheur matte et proche des frondaisons qui cachent... En contraste, par symétrie d'avec l'ouverture, un morceau plus délibérément jazz, qu'on ne dira même pas free, referme le cycle, l'ensemble, la suite. Nous pose de nouveau plus bas que les nuages. Doucement, des airs à nos bases, fermes et familières, sur ce même violon sinueux, maintenant apaisé, qui nous avait jeté parmi la gent ailée. Le piano, les tambours, s'ancrent encore en terre. Reste le voile sur nos yeux, légèrement nostalgique, brumeusement euphorique, qui regardent la voûte. Se souviennent encore, sans amertume ni jalousie, les périls du vol et l'ivresse des piqués.
note Publiée le mardi 1 juin 2010
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Il faut avouer que ce n'est pas le plus "facile" pour entrer chez elle, celui-là... C'est sans doute même pour ma part celui qui m'a fait le moins immédiatement d'effet, de ceux que je connais d'elle ! Folkloriko - avec la même Jennifer Choi au violon, d'ailleurs, et Craig taborn au piano également (entre autres) - est à mon avis bien plus "immédiat" ; et même Flower After Flower, malgré sa structure à priori un peu étrange (des morceaux joués par le groupe, avec des pièces nommées "fractal(s)" jouées chacune par un musicien seul, entre chaque)... Peut-être que ça contribue à rendre l'écoute plus "légère", même, en fait, ce découpage en séquences. Bon... Elle a sorti beaucoup d'autres choses, aussi, sous son nom ou en collab' (au moins deux albums de Mephista, avec Ikue Mori et Sylvie Courvoisier), sans parler des disques où elle est "sidewoman". Ça me rappelle que j'ai certains de ces albums à chroniquer depuis un moment, tiens. (Et merci pour le calibre qu'il te faut, sinon, en passant, eh eh...).
Un trio Violon/Piano/Batterie avec une chronique de ce calibre ça éveillait ma curiosité, malheureusement je reste assez dubitatif aux premières écoutes, moins par l'approche concrète de la composition que par les sonorités utilisées par la dite Suzie. Particulier. Par contre j'aime beaucoup la façon dont est utilisé le violon et le piano ici. Il faudra voir avec le temps donc... Je peut d'ore et déjà dire que j'aime beaucoup la 2éme piste, notamment!
C'est Sue qui a fait ma Muse, alors bon...
(Eh ben merci du compli, gars).
Tu t'es surpassé pour cet texte! Splendide, un vrai bonheur de te lire Dioneo.
Comme GinSoaked est probablement mon jumeau qui a été enlevé à la naissance (ou peut-être était-ce moi), je ne peux qu'aller dans son sens, la réédition des Kabell est monumentale (à noter que les amateurs de ses exercices solos peuvent allez voir du côté du Baikida Carroll "The Spoker Word") ainsi que certains disques comme le "Spirit Catcher","Procession Of The Great Ancestry" "Rastafari" ou "Go In Numbers". "Divine Love" et très beau et l'autre ECM en solo est assez superbe mais le son ECM est bien là et cela rend la musique soit plus abordable pour certains ou inutilement aseptisée pour d'autres. Le Golden Quartet est pas mal en effet, toujours beau mais sans être révolutionnaire.