ABRA › Rose

Parfois il faut une bonne dose de mauvaise foi et d’analogies claquées pour intéresser le lecteur. Alors voilà, allons-y, préparez-vous, ABRA est au r’n’b ce que Suicide est au rockabilly. Les deux opèrent dans la revisite d’un genre mythifié à travers le filtre d’une production minimaliste qui transfigure son simple côté rétro, Suicide avec une approche électro-proto indus et ABRA via une science de l’engrenage de boucles synthétiques et de beat ultra-dépouillés. Less is more, pour une fois que c’est vrai. A une différence près, ABRA est Martin Rev et Alan Vega à elle toute seule. Bon, voilà, c’est dit, après évidemment ni le contexte ni le style ne se rapportent entre eux en quoi que se soit. Pas le même mood ni la même énergie. Reste que dans la musique d’ABRA, il y a ce truc à la fois un peu rétro (aussi bien dans les mélodies que le chant, évoquant le meilleur d’un certain r’n’b contemporain des eighties, le freestyle et même les débuts de la house, avec une absence notable d’autotune qui l’aurait inscrit de trop près dans sa propre décennie), totalement minimal et hypnotique, assemblé en ritournelles qui s’ajustent entre elles, ABRA usant aussi d’auto-harmonies vocales, et c’est peu dire que sa voix est en soi un chant de sirène, aussi sexuellement chargée que menaçant ou mélancolique. Une sorte d’assurance qui fait d’elle la Darkwave Duchess, pas vraiment le profil à chanter de la roucoulade, « I’m young and I’ll waste you away » répète-t-elle sur le génial titre éponyme, portée par des roulements de basses profondes et un pattern de beat qui happe direct et jamais ne lâche.

Il y en a quelques uns, de ces morceaux proprement incroyables, sorti d’un laptop avec une aisance presque arrogante, comme « Atoms » qui ouvre la seconde moitié de l’album. Tout est irresistible là-dedans, le chant envoutant et agile de la jeune chanteuse/productrice, doublé, triplé de boucles vocales qui lui donne parfois cette atmosphère de soul un peu gothique (d’où son surnom, pas volé), une merveille de sortilège où chaque nouvelle ligne de synthé ou de voix est comme un nouveau shoot en intraveineuse. Mais avec sa pochette qui évoque à la fois la BO de To Live and Die in L.A. (de Friedkin, le polar eighties crasse par excellence) et une certaine esthétique vapor (basée justement en grande partie sur une méditation mélancolique des décennies précédentes), ABRA tâte aussi bien une sorte de cloud-rap mêlé de trap dans « U Kno » que du freestyle (ce style de r’n’b synthétique latino typique des eighties) dépouillé jusqu’à l’os, jusqu’à ce qu’il se déploie en final suave et ample (« Pride »). Entre musique de club sombre de très étrange manière, quasiment mâtinée de restes de witch-house, et ré-interprétation au classicisme soul étonnant, les deux derniers morceaux où ABRA dévoile, si il en était besoin, qu’elle ne joue pas sur le front des artifices de prod, « Human » ressemblerait à la matrice d’un tube house réduit au plus simple appareil (c’est à dire sans l’électro, juste piano/voix). Avec ce qu’il faut aussi de trip-hop poisseux, à ce titre « $hot » (prononcez « money shot », et si vous n’en connaissez pas la signification, une recherche image Google n’est peut-être pas la meilleure idée au boulot) est la pièce maitresse (wink wink) de l’album, avec son beat caverneux, les voix de fantômes qui s’incrustent derrière le récit cru et hypnotique de ABRA la cam-girl, pont hip-hop bien râpeuxxx et surtout ces boucles qui n’en finissent pas de s’enfiler les une dans les autres. ABRA, atmosphère de soleil déclinant. Alors, il fait moite ou bien ?