Scattered Purgatory (破地獄) › Lost Ethnography of the Miscanthus Ocean (稗海遺考)

La musique de Scattered Purgatory, sur ce disque, produit ce curieux effet, diffuse cette drôle d'impression : de nous exposer à une pièce, des scènes électro-acoustiques, field-recording, matériau « concret », sons d'étendues marines ou de landes, forêts, de rues, retravaillés, montés, électroniquement transformés ; alors qu'à priori non : tout ce qu'on entend ici émane d'instruments, acoustiques, électriques, électroniques certes – mais ni bandes ni samples, selon la liste des crédits. Les écoutes répétées n'y font rien – la sensation grandit, voire, qu'on est amené, à peine dirigé, lâché en plein paysage, plusieurs de ceux-là au fil des plages, passant d'une zone à l'autre, contrastes et transitions, d'y entendre littéralement des mouvements climatiques, vents sur l'herbe-à-éléphant, pluies, grondements lointains ou s'approchant du tonnerre ou d'animaux, murmures et éclats de foules humaines. Musique moins « ambient » – au sens un peu muséal du terme, installations sonores qui feraient tourner, en boucle plus ou moins longue, l'atmosphère d'un moment arrêté, dans un lieu fixe – que narrative. Mais ceci, en gardant une part d'abstraction, dans ce que ça déroule, raconte, survole, traverse.

Scattered Purgatory – trio taïwanais (rejoint ici par des invités sur deux plages) jouent des plages souvent longues, où dominent selon les index lignes de basses lentes, profondes, dilatées ; arpèges de guitares souvent accentuées de twang surf mais jouées elles aussi en toute lenteur ; percussions qui ouïes de nos latitudes peuvent donner l'impression qu'ils les empruntent à des formes rituelles ou théâtrales de leurs contrées, mais qui peuvent très bien s'inventer dans leur espace propre avec ou sans ces influences ou d'autres, jazz libre de diverses souches, folks psychédéliques d'autres lointains ou proximités, selon où soi-même on se trouve, on entend, on joue (quelque chose d'un peu hippie, vaguement, ou d'un autre côté, de vaguement « indus » peut-être, allez savoir, dans ces roulements et claquements). Il semble, il se pourrait – mais là encore rien ne nous en est dit explicitement – que cette musique soit en grande partie improvisée, sur une trame plus ou moins lâche. Le sentiment demeure, à l'oreille, que le processus, pourtant, les prémisses des sessions, doivent poser quelques repères, directions, que tout ça « ne va pas nulle part », au hasard. Chaque plage tient sa consistance, sa, ses couleurs, induit une conscience propre de l'écoulement du temps. Par moments l'air se charge, s'alourdit d'ozone, d'une espèce de doom bourdonnant. A d'autres minutes, l'horizon s'éclaircit, semble grandir à mesure qu'on avance. Voilà pour le rapide recensement des éléments, la nomenclature incomplète – relevé sommaire d'instruments et de traits de genres, stylistiques.

Ça ne vous dira pas grand chose de ce qui se joue là, au vrai. Ça ne dévoilera sans doute pas – et tant mieux – la qualité particulière, les nuances de beauté grave et lumineuse, plastique, les variations thermiques où nous prennent ces sept pistes (six, si l'on exclut le dernier, absent de l'édition originale de l'album, et qui en reprend le titre, cependant) ; ce qu'ils nous suggèrent, nous communiquent, nous soufflent. Ça n'explicitera guère ce qui diffère, de ce disque-ci aux suivants du groupe – en dehors des variantes dans le catalogue de lutherie, de la présence ou de l'absence de telle ou tel sur tel ou tel morceau. Encore une fois : c'est peut-être mieux comme ça. Ainsi rien n'est pour de bon mis à plat, désamorcé – l'impossibilité reste, seulement, s'exprime, la vanité d'un recensement, d'un exercice d'archivage « pur et objectif », quant on en vient à vouloir DIRE un peu, autant qu'il se peut ou aussi peu qu'il faut, à propos de tel objet, tel événement, telle idée (née dans nos crânes ou émanée dehors) qui nous frappe, nous touche – à propos du pourquoi, du comment, au delà des où-et-quand, depuis où, à quel point du parcours... C'est à vrai dire comme ça, à mon sens, que cette musique chemine, comme ça qu'elle s'accomplit, déroule et passe dans nos espaces : en ne s'égarant jamais dans un flou sonore sans substance, mais sans jamais décrire, peindre trop catégoriquement ce qu'elle aborde, explore (on y revient : sans FIGER ses scènes). Ceci, précisons : sans pour autant jouer d'un « mystère » de pacotille – d'un exotisme ou de l'autre, dans ce qu'on percevrait ou non « de local ou d'international », ce que l'on croirait, ce qu'on ne saurait en dire sur ce plan. Pas facile, sur de telles bases, de ne pas tomber, justement, dans une certaine facilité, une neutralité qui ne raconterais plus rien à force de ne vouloir pas dévoiler trop de signes. Scattered Purgatory, à mon sens, y parviennent ici avec un surprenant aplomb, une grande sûreté de geste, une maîtrise rare, dès ici, du pas-trop-ni-trop-peu. En une musique évidente mais jamais plate – dont l'essentiel n'est pas de savoir si trois ou dix-milles mots pourraient ou non faire deviner, avant de l'entendre, ce qui peut ou non y advenir.