Enfin ! La musique machinique parfaite ! La virtuosité anti-romantique démontrée par a+b. Celle qui calcule sans se donner de limites car le medium qu'elle s'est choisie n'en a pas non plus. Qu'est-ce qui empêchait jusque là les compositeurs pour piano de s'adonner à des canons à quatorze voix, à des polyrythmies ultra-complexes faites pour être exécutées à un tempo démentiel, à des accords qui écrasent trente notes en même temps débités à la mitraillette ? C'était l'Homme, et sa technique pitoyable, si étroitement limitée par sa vélocité quasi-inexistante et son ridicule nombre de doigts (10). Heureusement, le fantasque compositeur américain Conlon Nancarrow eut un jour la géniale idée d'exploiter jusque dans ses plus ultimes limites un instrument auparavant associé aux ambiances de saloons festives et autres décorums musicaux kitschissimes : le piano mécanique ! Ainsi, composer devient une rude épreuve physique (percer des dizaines de milliers de trous dans d'épais et interminables rouleaux en carton), mais le jeu en valait la chandelle : on élimine enfin le facteur humain, et c'est la liberté sans limites ! Certes, mais la sensibilité ? Les nuances ? Les palettes de couleurs ? Les tempi fluctuants ? La vision de l'interprète ? Balayés ! Bienvenue dans un monde cruel. À l'origine d'une pensée nouvelle de la musique et d'une approche complètement renouvelée de l'acte de composer, Conlon Nancarrow fut également, pour ainsi dire, le premier inventeur d'un monde sonore exclusivement généré par la machine, dès le lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, alors qu'on inventait à peine les premiers ordinateurs (des machines aux composants gigantesques dotées des mêmes capacités qu'une calculette d'épicier aujourd'hui). Mais avec les outils de l'informatique actuelle, cette musique n'est-elle pas terriblement obsolète ? Eh bien non, justement, car cela reste de la musique pour piano : il y a toujours l'impact physique de l'instrument réel, métamorphosé, mais dont les prouesses démultipliées, aussi bien que l'étendue tout à coup infinie des possibilités, vous clouent littéralement sur place. Nancarrow, militant d'extrême-gauche qui participa à la Guerre Civile en Espagne auprès des Républicains, fut quasiment contraint par le gouvernement américain, à son retour, de s'exiler au Mexique, où il a passé le restant de sa vie et composé toute son œuvre, sur ses deux pianos mécaniques de marque Ampico fabriqués en 1927. Ces études révolutionnaires, avant-gardistes, ludiques et jouissives, exercèrent une influence considérable sur nombre de ses collègues lorsqu'elle furent "redécouvertes" (à partir des années 1980, lorsque Nancarrow se décida à sortir du Mexique pour retourner aux États-Unis et en Europe), à commencer par Ligeti, qui lui rend un hommage appuyé dans certaines de ses propres Études (qui constituent sans doute les plus importantes partitions pour piano de notre temps). Bien entendu, cette musique procède par constructions formelles rigoureuses, très abstraites parfois, rendues seulement possibles par la virtuosité de "l'interprète", mais elle n'est jamais austère, bien au contraire : Nancarrow est un mathématicien, un constructiviste forcené, mais il s'amuse, et il nous amuse en même temps de manière constante, n'hésitant pas à aller puiser dans le folklore espagnol, le ragtime, le jazz, la musique rhapsodique, pour donner corps aux délires musicaux les plus fous. Imaginez des successions de notes tellement rapides qu'elles en deviennent une sorte de "couche sonore" homogène, des variations de tempi démentielles, des voix simultanées qui s'entrecroisent, échangent leurs parties progressivement, des canons utopiques, des blues dégénérés en tempêtes tourbillonnantes... Il est assez amusant de lire le livret qui accompagne cette intégrale : il y est question de racines cubiques et de métriques hypercomplexes (par exemple, l'étude n° 37 superpose des mesures en 1/1, 15/14, 9/8, 6/5, 5/4, 4/3, 7/5, 3/2, 8/5, 5/3, 7/4 et 15/8, amusant, non ?), de calculs algorithmiques pour la détermination des tempi... mais tous ces chiffres s'effacent dès l'écoute de l'infernal boogie-woogie qui ouvre le bal (étude n° 3). Une musique de fou. Pour les fous.