Houle › Ciel cendre et misère noire

La Fédération des Musiques Métalliques. Francis se répétait ce nom. La Fédération des Musiques Métalliques... Enfin, la consécration ! En rejoignant la Fédé locale de Châtillon-sur-Seine, lui et son groupe de death grind, les Morbid Coprophages, allaient enfin pouvoir intégrer le circuit très select des fêtes de villages du nord de la Côte-d'Or : Poinçon-lès-Larrey, Belan-sur-Ource, Saint-Germain-le-Rocheux, Grange-Didier... Le début de la reconnaissance !

Francis poussa la porte du bâtiment. Le sous-secrétaire général, petite cinquantaine, t-shirt Vulcain, catogan cachant maladroitement un début de calvitie, l'attendait à l’accueil. Francis se mit à rêver. Peut-être... Peut-être un jour un prix aux Foudres ?

Poignée de main, entrée dans le bureau du sous-sec'. Décor sobre, papier peint orange/beige, mobilier postmoderne – GiscardPunk, là un beau bureau en formica, ici, trois canevas : ADX, Sortilège et Satan Jokers, dans un coin, un Minitel connecté à un réseau parallèle affichant la page d’accueil de 3615 GUTSOFDARKNESS, enfin, un téléviseur en mode silencieux retransmettant un concert de Running Wild au Wacken Open Air devant des milliers de teutons bedonnants. Francis se sentit en confiance.

Le sous-secrétaire général prit cependant un air contrit. « Comment te dire, p’tit gars… Elle est pas mal ta démo mais… C’est déjà le passé ta musique… ». Francis sentit une boule dans sa gorge… Fenriz-Necrobutcher, son fils de 5 ans, allait être tellement déçu… Le sous-sec' devina son amertume. « Ecoute bonhomme… Tu sembles intelligent… Attends, tu vas comprendre ce qu’on attend d’un artiste de la Fédé ». Il sortit un disque d’un boitier posé sur le bureau et orné d’une belle pochette représentant un navire naufragé puis l’inséra dans une modeste chaîne du bureau.

Courte introduction, bruits d’activités sur un bateau, quelques conversations entre marins, chants, mouettes… Puis riff harmonisé heavy/black, cri de banshee plutôt impressionnant accompagnant un plan mélodique un peu niaiseux, premier refrain avec un chant rageur et déjà une courte interlude simili-acoustique gorgée de réverbération, retour au heavy/black, tremolo picking, batterie pied au plancher… Le disque commençait à peine et, déjà, les clichés heavy/black et thèmes marins s’accumulaient.

Techniquement, Francis ne pouvait nier que ce qu’il entendait du disque était correct, certains passages étaient même entrainants comme le début de Mère Nocturne. La production était claire et puissante, quelques petites adjonctions comme les rythmiques syncopées au début de Sur les Braises du Foyer introduisaient une légère variation bienvenue, la chanteuse ne manquait pas de charisme (tudieu ! ces cris de banshee) mais… L’alternance de passages heavy/black qui blastent, de solos mélodiques sur un rythme plus posé, d’interludes acoustiques peinant à développer une émotion… C’était du déjà entendu… Et en tellement mieux ailleurs, avec moins de mélodies puériles, une passion plus palpable, des variations de rythme mieux maîtrisées.

Certes, pour faire bonne mesure, un léger vent épique soufflait sur cet album, notamment durant les 12 minutes de son dernier morceau, mais là encore… émotion absente, agressivité gentillette, mélodie plate, stéréotypes maritimes : l’ensemble peinait à décoller… Alors évocation de l’homme luttant contre une nature indomptable ? Ou plutôt du notable de province cherchant à rattraper désespérément son chapeau emporté par une bourrasque ? Du garçonnet menant un combat perdu d’avance contre les assauts d’une marée grignotant inexorablement son château de sable ?

Non, vraiment, ce n’était pas mauvais, c’était… c’était… « C’est un peu bateau non ? » (petit rire du sous-secrétaire général, fier de sa blague) « Soyons honnêtes, c’est une croisière planplan, ce Ciel cendre et misère noire de Houle, un de nos nominés lors de la première édition de la cérémonie des Foudres » (nouveau petit rire). Francis fut tiré de sa léthargie par la remarque du sous-secrétaire général qui continuait : « je sais ce que tu penses, p’tit gars, tout ça, c’est bien fait, mais c’est gentiment consensuel. Mais voilà, c’est ça qu’on cherche désormais ! Le metal est devenu une musique sérieuse, comme les autres et le metalleux, gros nounours bienveillant, veut faire headbanguer de 7 à 77 ans ! Alors, tu comprends, ta démo artisanale, ça sort du cadre que l’on veut fixer au sein de la Fédé ».

Francis soupira de déception. « Allons mon gars, continua le sous-sec', je sens que tu as du talent. Et comme toute industrie sérieuse, le metal, grâce au savoir-faire de Houle notamment, s’est doté de son propre cahier normatif qui définit les éléments permettant à un morceau d’emporter l’adhésion d’un très large public ». S’emparant d’un épais document technique posé sur son bureau, il le tendit à Francis. « Tiens, potasse-moi ça et reviens me voir dans un an avec un truc plus solide, tu devrais y arriver ». Puis, toisant un instant notre artiste en herbe. « Ah et ça, les t-shirt Carcass, les cartouchières, les bracelets de force, tout ça, c’est fini, à balancer aux ordures. Non, ce qui marche, maintenant, ce sont les déguisements sur un thème qui fait terroir : matelot comme avec Houle ou tiens, apiculteur médiéval comme les Suisses de Vígljós. Faut que tu puisses jouer dans les grands rassemblements avec ton attirail : convention de tatouage, Japan Expo, la Grande Parade de Mickey même, soyons fous ! ». Francis était un peu désarçonné. Une idée lui venait à l’esprit. Mais, et si… Et pourquoi pas en fait ?

Un an plus tard, dans un beau costume rouge et or, nouvelle démo sous le bras, Francis s’apprêtait, une fois encore, à pousser les portes de la Fédération des Musiques Métalliques de Châtillon-sur-Seine pour rencontrer le sous-secrétaire général. Cependant, fort des conseils obtenus lors de sa précédente entrevue, il savait que l’échec ne serait plus au rendez-vous. Avant de rentrer, et non sans fierté, il jeta un dernier coup de d’œil à la démo de son groupe de heavy/black, les Chevaliers-Paladins de Tastevin. Le succès l’attendait.