Enslaved › Utgard

Hugin et Munin n'en disaient que du bien, eux qui ont toujours eu le bec fin. Utgard s'adressait à moi en des termes à la fois cajoleurs et confus. Il me parlait de loin alors que j'étais pris dedans tout entier, que j'en prenais plein la gueule, façon houle et kilojoules. De ces rafales de guitares en bain de mousse géant. De ce râle black-metal persistant qui me rappelle le dicton paternel "tempête en novembre, t'en chie en décembre", comme de ce chant clair qui fait Airwick deluxe, toujours plus fantastiquement diaphane. Dans le maelstrom en omelette norvégienne, au cœur du Jötunheim. Ouais. Utgard me fouettait bien la figure, me faisait encore frémir sans chercher à comprendre, m'bref ça tanguait en beauté sur le drakkar à mélodies. Sa production brouillardeuse-brumeuse a été une des raisons pour lesquelles le disque ne m'a pas immédiatement marqué, sans doute. C'est pas comme s'ils avaient jamais joué de la pop bien nette non plus, mais ils avaient fait plus limpide. Ce son en émulsion est un peu annoncé par cette pochette bouillie-de-gris (très réussie dans le genre "inachevée mais j'vois pas quoi ajouter ; faudrait même retirer les lignes de fuite-autoroute, là"), et elle ne dessert en réalité pas du tout le style Enslaved mûr, bien au contraire. Le voyage n'en est que plus savoureux, car on ne voit pas nettement : c'est un flux, la musique d'Enslaved. Un flux ! Un torrent, dans lequel nous autres, poiscailles-oreilles, nous laissons entraîner. On peut s'essayer à le remonter comme le saumon : on ressentira davantage sa force... J'ai pu vouloir me battre contre son mouvement, j'ai quelque peu douté des qualités d'Utgard, ouais, malgré sa pochette qui me parlait. Sauf qu'arrivé au tube "Urjotun", son gimmick electro bête comme chou-fleur et sa ligne de basse post-punk imparable, j'ai pigé que cet Utgard allait me plaire, et me faire du gringue à sa façon d'esquimaude émoustillée comme avant une partie de pêche à la ficelle. Et ça s'est fait, sous les cieux gris. Sensualité d'un metal extrême en intimité avec le prog et la new wave. Classieux sans fioritures inutiles. Mélodies superbes naissant dans les bourrasques d'un atmo-black-metal au lait, mousse battue à la perfection, un vrai nuage divin à faire se pâmer les cappuccinophiles. Légèreté hallucinante et sensation de plénitude paradoxale dans cette masse énorme en mouvement rapide, encore : aucune surcharge chez Enslaved - on est pas chez Opeth ! Là-bas on se la pète ; ici on pète les digues. On s'évade. On s'envole. Un corbeau passe, un ange trépasse. Une banquise s'effondre. Et un groupe de presque trente ans d'âge reste d'une rarissime constance dans la qualité et la pertinence. Voyageur, encore, toujours, voyageur libre dans ce monde du metal qui jamais ne l'empêchera d'être porté par le vent, tel Ragnar, tel Magellan. Bises à la bise.