Triple Aller en classe Espace. Le confort est rude – le son est rêche – mais ça mérite le déplacement ! June Tyson et compagnie nous y invitent d'ailleurs carrément, d'emblée, via leur traditionnel Enlightenment, avant la plongée – dans l'Espace, donc, qui est la Place, le Lieu (Space Is the Place, autre classique de Ra et de ses Arkestra).

Sun Ra, oui : c'est une tradition, une longue narration. C'est une hypothèse remise, travaillée, développée, des années, des décennies durant. Un long récit de S.F. – pour Speculative Fabulation, encore, déjà ? – afro-futuriste, une cohorte, un corpus de chapitres dont on ne cesse de retrouver des bouts, tenants, aboutissants, essais, passages, stations toujours en évolution, des éons plus tard. Ici, ce sont trois années de suite, où l'Arkestra se déploie, débarque et décolle à l'occasion du Ann Harbor Jazz and Blues Festival – l'édition de 1974 par ailleurs délocalisé à Windsor, Ontario (Canada) pour cause d'autorisation refusée, cette année là. Un espace (décidément) de liberté, libertaire, même, ce festival – organisé, tenu par John Sinclair, illuminé en chef du White Panther Party et ancien manager du MC5... Il n'empêche : pour certains, certaines, ces concerts ont dû faire choc !

Car c'est dense. C'est agité. Une déferlante de remous, des versions étirées, reconfigurées sans jamais se déliter – Space Is the Place, donc, déjà, donnée deux fois (en 1972 et 1974), les impros d'un quart d'heure balancées en ouverture deux années de suite (1973 et 1974). Les questions qui font mal, aussi – If this is a planet of life... Why do People die ? C'est une période assez incroyable, pour l'orchestre – électrique, voyageuse. Sun Ra explore ses machines, l'Arkestra trouve dans ces sons instables, foisonnantes, dans cette électronique déployée, de nouveaux territoires, une matière fantastique, une pleine dimension. L'énergie flambe, le désir d'une paix vivante parcoure, innerve tout. Le spectacle est saisissant, entier, jamais figé – l'Arkestra est un ensemble de danse, de percussions, une délégation de leurs mondes, investie, parfaitement convaincante et déstabilisante.

Le public suit, ici – cris de joies sans huées, adhésion audible. Le Big Band envoie des nappes de sons – synthés/claviers texturés d'harmoniques pointues ou grondantes, cuivres en sirènes suraiguës ou en tempêtes métalliques, roulements de peaux si serrés qu'ils en deviennent une sorte de concrétion érigée, tenue et s'avançant sur nous... Le groupe se risque en un free-funk alors à peu près inouï – cette guitare cramée à la wha, sur le concert de 1974. La chorale vous emporte, avec ses lignes, ses blocs qui se désaxent pour découvrir d'autres consonances – et glissements, mouvements.

C'est beaucoup, oui – deux disques (et deux heures vingt) pleins de Sun Ra et de l'Arkestra en live, avec un son... Très live. Croyez-le où non : on en vient vite à se dire que ce serait presque un peu juste, juste assez, une fois qu'on y est happé. C'est un temps de grands plaisirs – au-delà du côté fascinant document, relevé d'un ère spécifique, particulière dans la grande épopée du type et de ses ensembles. C'est un genre de trésor. Lequel, de genre ? Oh... Indescriptible, irréductible. De ce genre – véritable – qu'une exégèse ou l'autre ne peut certainement pas faire une affaire classée.