In The Nursery › Era

La relation entre l’art de In the Nursery et les voix a toujours été complexe; hormis les débuts cold wave vite oubliés, la musique du duo s’est davantage inspirée du classique, de l’expérimentation, que du format pop sans le renier complètement. L’instrumentation d’abord donc et pourtant, la fascination des mots, de leurs significations au travers de diverses langues a toujours été une constante en filigrane, parfois avec parcimonie, parfois plus ouvertement. ‘Era’ est un disque non pas de voix mais où celle-ci occupe une place importante et pourtant le thème choisi s’intéresse plutôt à la ville, ses architectures mais qu’est-ce qu’une cité sans ses habitants ? Le rapport entre la pierre et la chair est lui aussi dense et complexe, parfait vivier d’inspiration donc pour ce disque qui pourrait sonner comme un best of tant ses compositions évoquent les diverses périodes d’un catalogue riche avec lequel les Anglais semblent jouer pour le réinventer, le compléter. Dans le cas précis, ces derniers confèrent à l’architecture une dimension sacrée, assez manifeste dans les titres les plus rythmées, sans rejeter une dimension humaine plus fragile, intimiste, exprimée au travers de textures plus mélancoliques, froides (le piano) dans lesquelles le chant, qu’il soit féminin ou masculin (ou les deux ensemble) occupent leur espace (le splendide ‘Kryptka’ condense tous ces éléments en ses cinq minutes avec brio). ‘Era’ a de quoi séduire les fans de l’aspect néoclassique des Jumeaux mais aussi celles et ceux plus intéressé/es aux nouvelles ouvertures comme le trip hop tentées sur ‘Groundloop’ ou ‘Anatomy of a poet’, le tout revisité par la patte In the Nursery. Le combo maitrise également cette drôle de capacité de nous attirer dans des décors familiers que l’on croit connaître par coeur (‘Mais, c’est toujours la même chose en fait In the Nusery...’) pour au fil nous de l’écoute nous faire réaliser l’ampleur de notre erreur. Le travail des percussions, rythmé mais lourd, puissant, est remarquable, idem des orchestrations, plus amples, moins décharnées que par le passé; c’est vraiment du bel ouvrage évocateur mais également direct dans ses mélodies. C’est d’autant plus remarquable que la formation totalise alors près de vingt-cinq ans de carrière sans avoir marqué de longues pauses. ‘Era’ fait à mon sens partie des essentiels de cette discographie atypique.

Formé en 1981 à Sheffield, Angleterre, le trio In The Nursery œuvre à l’origine dans une cold-wave typique de l’époque en y incorporant des éléments rythmiques qui préfigurent une architecture sonore ambitieuse. Réduit aux jumeaux Humberstone, le groupe coupe les ponts avec son passé en 1987 avec Stormhorse, bande-son de film imaginaire qui va déterminer significativement sa démarche. Puis en 1988 Köda en prend le contre-pied par ses envolées martiales abruptes rappelant parfois Test Dept et par une inclination néoclassique aux arrangements séduisants mais encore mal maitrisés. La somme de ces composantes se voit superbement révélée sur le fantastique L’Esprit (1989) puis le diptyque Sense/Duality (1991 et 1992), œuvres riches en rebondissements romantiques et symbolistes. Secondés par la voix sensuelle fr Dolorès Marguerite C. la polyglotte, In The Nursery expérimente, détourne et recycle avec plus ou moins de réussite son univers, exacerbant son amour du cinéma (la série des Optical Music, bandes originales de films muets) et celui des nouvelles technologies (Groundloop en 2000 ; le side-project electronica et trip-hop Les Jumeaux). Avec Era le groupe prend un nouvel essor tout en rappelant étrangement ses œuvres les plus emblématiques. Le temps et l’architecture, cœur de la thématique, n’ont aucune prise sur ces dix compositions qui s’enchainent avec une incroyable fluidité et une diversité des plus avenantes. Les titres les plus martiaux se parent de subtilités orchestrales tout simplement grandioses ("Vantage", "Blueprint", "Dogfight") et le chant sensuel si caractéristique Dolorès (ah… cet accent…) n’offre aucune possibilité de résistance. Les atmosphères cinématographiques n’ont jamais été aussi émouvantes que sur "Material & Form" et la ligne de basse cold-wave de "Silent in Time" ne pourra que ravir les nostalgiques tout en leur rappelant que In The Nursery n’est bien heureusement plus le même groupe qu’à leurs débuts. Flamboyance du Baroque, délicatesse de l’Art Nouveau, modernité électronique et célébration du Septième Art au service d’une œuvre haute en couleurs et forte en émotions.(chronique originellement publié dans Noise Magazine, 2007).