Parfois c’est bien de se taire. Laisser de la place pour laisser rentrer la lumière de la Lune, si on a la chance d’avoir le ciel comme vis-à-vis. Ne plus faire de bruit, c’est la nuit. Ne plus écrire, éteindre les lumières. Écouter, sentir ce vent froid qui n’a touché aucun corps, ce silence qui existe pour lui-même.

Ne plus écrire, en tout cas ici, ça c’est fait. Ça paraissait évident de revenir avec un nouvel artiste, jamais encore abordé sur Guts. Mais si je suis honnête 5 minutes, le truc le plus urgent et démentiel qui me soit tombé dessus ces dernières années, c'est Room For The Moon de Kate NV. Pas de concurrence, pas de jaloux : qui a envie d'être seul dans la lune, exilé dans l'ombre pâle de l'astre-reflet ? Grimes aimerait bien, a entraperçu cet espace isolé, d'une sérénité d'après le monde, dans son très apprécié album Visions. Mais quand le sage montre la lune, il y n'y en a qu'une, une seule, qui rougit d'être montrée sans qu'on ne devine sa présence : Kate NV, la femme qui venait d'ailleurs. The Woman Who Fell To Earth. Seule à Moscou, quelque part dans une chambre (on n’ose écrire « sa » chambre...), vers 2017, coupée du monde au moment d'écrire cette musique. Peu importe qui tient la basse, qui souffle avec malice dans ce saxo, l'écriture est là, et elle est limpide comme un lever de Lune au dessus des alpes, surgissant opaline et blonde en quelques secondes derrière une ligne argentée, à peine un coup de fuseau neigeux. Cette musique est inchroniquable car son épure transcende les notions de minimalisme/maximalisme, de figuration/abstraction, de narration/fond sonore. Kate NV est une maîtresse-calligraphe qui semble avoir attendu 1000 ans dans le froid et la solitude avant d'exécuter, en une seule nuit de pleine lune, un ballet millimétré de joie, de beauté et surtout, de style. Ses deux albums précédents étaient déjà des leçons de pureté et d'élégance, mais le souffle pop y était plutôt adolescent, léger, frais et sans drame encombrant. Room For The Moon est différent, il transperce le cœur de sa beauté invraisemblable et divine ("Sayonara", quelqu'un ? Et dire que ce morceau à 1 milliard de dollars est en PLUS doté d'un clip - à 4 roubles - tout droit sorti du cinéma expressionniste et muet des années 20, celles du XXème siècle cette fois...). Jamais je n'ai eu autant envie de ne pas faire de chronique et de juste mettre un 6 en lâchant un seul mot : GÉNIE. Car le propre du génie est de ne pas s'expliquer, de se lover dans les sphères situées au-dessus des mots, de perdre son évidence à mesure qu'on le décortique, et de la retrouver à la milli-seconde même où l'on détourne son regard du commentaire ou de la critique pour regarder le Résultat.


Je n'en fait pas trop, non, mais par contre je suis l’incarnation de l’écueil que j’évoque... Car si une chronique se doit de refléter ne serait-ce qu'un peu de l'aura d'une œuvre, comme la lune emprunte sa lumière à celle du soleil, tel un miroir atténuant, alors écrire sur pareil disque reviendrait à écrire le plus beau texte qui soit possible de concevoir sur la musique. Ce que cette chronique n'est pas. Comme le dit avec finesse le gras Jack Black, "ceci est juste un hommage... tu dois croire, mon ami". Essayons de jeter quelques fléchettes ventousées en direction de l’Astre blanchâtre. Lune d'ombre chinoises, partageant un coin de table avec une montre molle bloquée à 3h du mat pour l’éternité coulante (« Tea »), lune cubiste en proie au mouvement perpétuel des roues du vélo de E.T. ("Not Not Not"), lune ouvrière, en proie à une crise de rangement à minuit, où les alvéoles permutent, où des formes s'évitent, se cherchent, se contrarient inconsciemment tout en étant plus que la somme de leurs parties (le joueur "Du Na", qui va chercher dans Prokoviev et Tchaikovsky un langage oublié du monde terrestre), lune lacunaire, lune à trous, lune à pics (« If Anyone’s Sleepy »), lune à questions qui démangent et nous laissent suspendus dans une intranquillité inexpliquée (« Telefon »), lune nouvelle, moteur de renaissance et de circulation des énergies (« ça commence par », adorable et magique). Au fond, les images sont ici bien plus parlantes que les mots, et Kate NV le sait, elle qui est devenue une artiste visuelle accomplie à partir de cet album (clips, goodies, costumes, mimiques, tout sonne juste, alien et évident, semble sortir directement de son seul cerveau...). NV dit elle-même que sa musique est entièrement en mode majeur mais qu’elle pond des signatures rythmiques inhabituelles sans faire exprès, a vrai dire, Room For The Moon s’écoute d’une traite, sans besoin de respirer, sans analyser. Le son de basse est cold wave, mais le jeu en est jazz, un jazz joueur mais figé dans la glace, comme dans une posture à la fois cocasse et tragique, tel des gens heureux soudain frappés par la catastrophe, figés là dans leur danse expressive pour l'éternité... Cette basse illustre la joie primaire, mais aussi l'anxiété, l'urgence de s'affairer, de rire et de jouer à l'heure où tout peut s'arrêter... Dernier rayon lumineux qu’on attendait pas : on avait oublié que culturellement aussi, la Russie, c'est à la gauche du Japon. Et avec ce chef d’œuvre définitif, Kate NV n'a pas à rougir d'avoir le même prénom que "l'autre" Kate (oui, "l'autre"...), et loin de la chimérique idée de voir apparaître des "Beatles" ou "Hendrix" du 3ème millénaire, prend tranquillement sa place, logiquement, à la gauche de Shiina Ringo. Autrement dit, à la gauche de Dieu.