En 1953, un jeune Belge part pour Paris en quittant son emploi dans la cartonnerie paternelle. Son but est de gagner sa vie en temps qu’auteur-compositeur mais aucun artiste ne veut de ses chansons donc il se résout à les interpréter lui-même. Il a réussi à convaincre son père qui désapprouve son choix de carrière de lui laisser conserver le nom de famille. Doté d’un physique peu avenant, d’une dentition chevaline, il est maladroit, a le trac, peu préparé qu’il est au métier de chanteur et les débuts ne sont pas remarquables même si les maigres cachets de scène lui évitent la misère. Remarqué malgré tout, il finit par enregistrer un premier disque l’année d’après sous la houlette du producteur Jacques Canetti accompagné de l’orchestre d’un certain André Grassi. Les critiques remarquent d’emblée la portée terrible de ses paroles, la fougue et la sincérité de son interprétation, les avis sont bons même si la sortie du disque n’est pas d’une portée retentissante. Qui connaît la suite de carrière sera peut-être surpris(e) du minimalisme des arrangements; pour l’heure la guitare, quelques vents, constituent les principales bases instrumentales même si sur certaines chansons s’ajoutent quelques cuivres et percussions de fanfare (‘Il peut pleuvoir’), un accordéon (‘C’est comme ça’). Le grand public n’a pas retenu beaucoup de ces morceaux comme des classiques et pourtant, ces orchestrations dépouillées mettent d’emblée en valeur un chant habité, ultra personnel, celui d’un poète récitant en mélodie plus qu’un vrai chanteur (ce qui rend si difficile l’exercice de ses reprises) aux mots claquants, pénétrants. Le ton n’est pas encore aussi acerbe et amer que par la suite, l’humeur peut même parfois sonner badine à l’image de nombre de cabotins contemporains. Seulement voilà, il y a ‘Sur la place’, ‘La haine’, l’ironique ‘Le Diable’, le mélancolique ‘Il nous faut regarder’ et surtout le splendide et bouleversant ‘Grand Jacques’ qui témoignent d’un sens acéré de l’observation de la nature humaine et de la vie quotidienne presque effrayant. Aucune composition n’atteint les trois minutes car il n’en faut pas plus au chanteur poète a l’aide de mots simples mais si bien assénés de nous dresser des scènes si vivantes que chacun(e) a l’impression d’y dégager du vécu. A tel point que l’artiste se sert de lui-même comme miroir pour fustiger ceux qui font semblant, semblant de regretter leurs fautes, qui dissimulent leurs sentiments, qui répètent les erreurs du passé après avoir juré que non car après tout, ils ne sont qu’humains… Comme lui qui s’affuble du sobriquet de ‘Grand Jacques’ sur la fameuse chanson. C'est peut-être ce qui rend sa tristesse si douce et réconfortante, l'humanité dans sa fragilité... Ce jeune Belge à la fine moustache parti de son pays en 1953 contre l’avis paternel allait devenir le plus grand chanteur français de tous les temps; il s’appelait Jacques Brel. 4,5/6