J'ai plongé ma main dans la poche intérieure de ma mémoire, déplié le petit bout de parchemin sur lequel j'avais griffonné mes visions. Quand sans plume, sans lame, je subissais encore l'oppression des caïds, n'avais pas encore appris à les éviter, à les observer depuis les corniches, en esprit lointain. En défroissant les lettres, la beauté des mots simples m'est apparue. Ils sont devenus mes alliés dans ce grand vide humain. Les sons qui les suivaient m'ont eux aussi aidé, même quand ils n'étaient que des miettes, des épaves de piano, de cordes. J'avais besoin d'un bois à caresser, d'un organisme, même mort, à sentir contre la peau de mes peurs. Découper dans cette nuit des berceuses pour moi-même. Vivre une nuit de plus dans l'infini labyrinthe balisé. La plus banale des nuits, la plus lisse des lunes. Je savais quelle était la voie - Maître Ge m'avait inculqué les préceptes, la puissance de la monotonie. L'isolation loin du clan. Un moyen de survie, mais aussi de lecture du monde. Seul. Cherchant l'odeur des vieux bouquins, les pochettes qui salissent les doigts, des reliques d'autres vies, empilées dans ces bacs sordides. J'avais trouvé un refuge pour mes songes, que je rendrais rectilignes, ternes, mous. Prostré au sommet de cette tour HLM, affaibli mais ultra-lucide, à compter les yeux écarquillés toutes les lumières mouvantes depuis ma base jusqu'à l'horizon, clignotements au tempo immuable. Prendre de la hauteur, en toute humilité, pour observer par quels mécanismes des portions congrues de la cité se désorganisent, et comment vite elles cicatrisent, même en cas de blessure grave, sous l'action de ses agents. Mécanismes semblables à ceux de ce cerveau qui grelote dans sa boîte de conserve. Il me fallait étrangler mes angoisses, ne leur laisser qu'un fin filet d'air pour respirer. Éteindre le feu en moi, étouffer la violence sous un édredon épais. J'étais effrayé par l'entropie, cette idée simple qui cherchait à m'embrouiller. Je voulais toujours plus élaguer les sons, les rendre sans datation possible par carbone 14. Les faire secs mais soyeux. Qu'ils soient à la fois troubles, et simplissimes. Que ces plates-bandes même recyclées cent fois semblent pures, matériau d'origine, élément primordial d'une musique qui a toujours existé de tout temps. Sans rien de clinquant. Trépanation du groove, et cérémonie du thé pour ma sinistrose. Avec le beat comme une peau de chagrin, ma tristesse asphyxiée par la dignité. Des fragments d'échos ancestraux, des motifs qui se répètent au travers des âges, gris-gris, des ambiances qui pourraient aussi bien être nées il y a mille ans que de la dernière pluie, vues du berceau dans un appartement miteux, vues de la tombe d'un ronin sans nom. Les pensées d'un promeneur solitaire entre les pierres empilées ou le béton, les reflets inaltérés entre les temps du silex et de l'écran tactile. La féodalité. La juste place d'un mercenaire sans mission, qui marche vers nulle part. Le destin de ce marcheur, devenu cette silhouette abstraite dont parlent les anciens aux enfants. Des berceuses ternes, en interaction avec la rumeur profonde des rues à l'heure du ramassage, aussi vides que mes ambitions. Le flow ? Rien qu'une ombre. Les samples ? Des lueurs au loin. Ce qui en restera ? Une mélodie-luciole dans le néant, ou un soupir de squelette effrité. Peu de choses. Rien qu'une boucle dans l'obscurité... Une ronde de nuit.