Vous êtes ici › Les groupes / artistesFMontserrat Figueras / La Capella Reial / Jordi Savall › El Cant De La Sibil.la

Montserrat Figueras / La Capella Reial / Jordi Savall › El Cant De La Sibil.la

cd • 3 titres

  • 1Sibilla Latine 18:13
  • 2Sibilla Provençale 13:22
  • 3Sibilla Catalane 22:53

informations

Collégiale Du Château De Cardona, mars 1988

line up

Montserrat Figueras (sibylle), Jordi Savall (vièle à archet, viole, direction)

Musiciens additionnels : [Ensemble vocal] Jordi Ricart, Josep Cabre, Antoni Oliva, Daniele Carnovich, Maria Dolors Cortes, Montserrat Figueras, Carmen Marques, Maite Arruabarrena, Jean Yves Guerry, Josep Maria Gregori, Juan Cruz, Lambert Climent, Pedro Ormazabal [Ensemble Instrumental] Alfredo Bernardini (Xirimia), Josep Borras (basson), Lorenzo Alpert (basson), Jean-Pierre Canihac (cornet), Robert Crawfort Young (Oud), Angel Pereira (percussion), Daniel Lasalle (saqueboute), Jordi Savall (vièle à archet, viole), Eunice Brandao (alto de viole), Lorenz Duftschmid (basse de viole), Sergi Cadademunt (ténor de viole)

chronique

L'année fut rude, nul besoin d'y revenir. Et lorsque les temps sont mauvais, les gens cherchent du réconfort au delà d'eux-mêmes. Une réaction vieille comme le monde et comme l'humanité. Au manque de rationel, l'irrationel. Au manque de réponse, le divin.

"À l'époque", dira-t-on d'un temps si reculé que la tradition précède largement ses propres empreintes historiques, on payait son tribut et on écoutait la sibylle. Mystique, mot galvaudé s'il en est sur ce site comme ailleurs. La sibylle est pourtant l'incarnation litérale du Mystère, le véhicule par lequel le divin s'exprime. La chrétienté l'a faite sienne, comme tout le reste. La colère des Dieux se mue en la colère de Dieu ; la forme se coagule mais le message reste inchangé. Oui, ça va mal ; non, tout n'est pas perdu. Aussi aimerais-je faire cadeau à nos lecteurs de cet enregistrement, sans doute le plus important pour moi toutes catégories confondues. Le dernier que j'emporterai, mon extrême-onction. Au-delà des qualités musicales de l'interprétation, c'est l'humanité toute entière, ses peurs et ses espoirs qui sont transmises ici par la très regrettée Montserrat Figueras sur les sublimes arrangements de Jordi Savall.

El Cant de la Sibil·la n'est pas n'importe quel chant, il fait allusion à un texte souple mais spécifique -déjà cité par Saint Augustin dans sa Cité de Dieu- autour duquel s'est cristallisée une tradition de Noël imperturbable en Catalogne, à Castille et certaines parties du sud de la France et de l'Italie. Très populaire au Moyen-Age, l'Inquisition en fit interdire son interprétation en 1666 avant de revenir sur sa décision sous la pression locale. Au fil des siècles et des arrangements, plusieurs versions régionales ont fini par émerger jusqu'à leur transcription plus stricte vers la fin du dix-neuvième siècle. Il n'y a donc pas de jugement sur l'authenticité de telle ou telle version au delà de certaines traces historiques – les trois versions présentées ici, latine, provençale et catalane ont autant droit de cité qu'une autre. Le message reste inchangé car la musique, réduite au strict minimum, n'est qu'une toile de fond pour la sibylle.

Barcelone, dixième siècle. La cloche liturgique sonne, la chalemie fait tonner les premières notes sur les parois résonantes de l'église. Les premières notes, c'est-à-dire aussi les dernières : la partition est dépouillée à l'extrème. Passe le menestrel et très vite, il n'y a plus qu'eux deux. Montserrat Figueras, hantée et emportée, récite les malheurs qui nous tombent dessus et Jordi Savall, discret, souligne la voix de sa vièle à archet. Un choeur rythme les déclarations hantées, lentement, ou plutôt exactement dans les temps. Et la sibylle reprend. Et la vièle souligne. Et le choeur confirme. Les nouvelles de Là-Haut ne sont pas bonnes, il faut bien le dire. « Un grand feu descendra du ciel : mer, sources et rivières, il brûlera tout. Les poissons pousseront de grands cris [...] Le soleil perdra sa clarté / S'assombrira et se voilera / la lune ne donnera plus de lumière / et le monde ne sera que tristesse. » Dame ! L'esprit de Noël, c'était quelque chose. La voix montera d'un cran sur la fin, la procession confirmera la venue du Sauveur. La liturgie touche à sa fin. Amen.

Provence, douzième ou treizième siècle. Un oud, petite touche orientale et séculaire. Un bariton seul nous annonce l'arrivée de la sibylle- le choeur est là mais plus épars encore ; cette interprétation plus courte vise à réduire l'instrumentation encore un peu plus, un tambour frappera quelques coups pour appuyer les stances. Partout, le silence, la réflexion d'un lieu sans temps. « La terre se couvrira de sueur et tremblera d'une grande frayeur. Une trompette très lugubre sonnera du haut du ciel, qui la multitude réveillera ; la lune et le soleil pâliront, aucune étoile ne brillera. » L'apocalypse, c'est pour demain.

La Seu d'Urgell, quinzième siècle. Utilisation de la polyphonie et d'une orchestration plus proche de Josquin Des Prez que du troubadour. Une version en miroir de la première, l'une ancrée en plein mysticisme moyen-âgeux, l'autre en pleine Renaissance dont, inévitablement, le pathos nous apparaît soudainement plus proche, plus humaniste – on entendrait presque une ouverture de Purcell dans cette implacable marche d'introduction. Quel contraste avec l'eschatologie universaliste d'alors ! Mais une fois de plus, la sibylle nous revient. Avec le même message. Christique, incidemment dirais-je même si depuis presque deux mille ans ; terrible, inévitablement. « Le tonnerre sera violent en signe de grave courroux ; dans une confusion infernale résonneront éclairs et cris. » Cette fois l'emphase emporte Montserrat, qui s'affirme contre une orchestration plus riche et évocatrice -toutes proportions gardées, en comparaison avec les versions qui lui précèdent. Sa voix s'emporte où nul ne va, dans sa vibration intérieure, sa diction, sa passion. À nul instant la sibylle ni Montserrat ne se distinguent l'une de l'autre. L'une EST l'autre. La contemplation se fait révérence, pour quiconque n'est ni la sibylle ni le violiste. Au choeur de conclure, dans une polyphonie digne de Guillaume Dufay. Les derniers coups de tambours frappent comme le tonnerre – j'en tremble rien que de les mentionner- et referment la porte du Temple une dernière fois sur cette mélodie funèbre, eulogie du monde charnel ou promesse du monde d'après.

Des milliers d'années qu'on l'annonce, cette apocalypse qui nous attend au tournant, qui nous tourmente probablement plus psychiquement que réellement. On en a besoin, pour se poser un début, un milieu, une fin. Pour se transmettre des clefs d'un semblant de compréhension, d'une génération à l'autre, d'une culture à l'autre. Parce qu'on ne sait rien, et que lorsque les temps sont mauvais, on cherche du réconfort. Ces hymnes sont autant de clefs passées, prenant cent formes pour les cents peurs auxquelles nos ancêtres et nous-mêmes faisont face. Et à passer plus avant, pour que nos enfants et nos petits-enfants puissent aussi jouer à se faire peur, l'année prochaine ou dans deux mille ans, en se rappelant que la fin les attend toujours au tournant.

note       Publiée le jeudi 31 décembre 2020

dernières écoutes

    Connectez-vous pour signaler que vous écoutez "El Cant De La Sibil.la" en ce moment.

    tags

    Connectez-vous pour ajouter un tag sur "El Cant De La Sibil.la".

    notes

    Note moyenne        3 votes

    Connectez-vous ajouter une note sur "El Cant De La Sibil.la".

    commentaires

    Connectez-vous pour ajouter un commentaire sur "El Cant De La Sibil.la".

    Wotzenknecht Envoyez un message privé àWotzenknecht
    avatar

    J'ignorais tout de l'existence des deux suites jusqu'à la découverte de cette pochette plus récente faisant mention du "I", je ne m'y suis jamais penché, ce disque remplissant plus que largement son rôle.

    Sinon en effet, Savall et Figueras mériteraient une plus grande attention ici.

    Note donnée au disque :       
    Sheer-khan Envoyez un message privé àSheer-khan
    avatar

    Celui-ci est sans doute le plus séduisant, le plus envoutant des disques consacrés aux chants de la Sibylle par Savall, mais les 3 méritent l'attention. Il y a de toutes façons très peu (voire pas) de déchets dans l'immense discographie du bonhomme.

    Note donnée au disque :       
    saïmone Envoyez un message privé àsaïmone
    avatar

    Cette mise en perspective du même chant à trois époques différentes de trois lieux différents mais avec les deux mêmes interprètes principaux, c'est assez incroyable