jeudi 04 mars 2021 | 215 visiteurs connectés en ce moment
Vous êtes ici › Les groupes / artistes › B › Boards Of Canada › Geogaddi
Enregistré à Hexagon Sun
Marcus Eoin, Michael Sandison
Pochette par Peter Iain Campbell
Quand on veut saisir l’insaisissable, raconter l’indicible et traduire l’intraduisible chimie des parties les plus dormantes de notre inconscient, on en arrive forcément à des conclusions nébuleuses… Du moins c’est ce que je me suis dit pendant au moins 10 ans à buter sur cette chronique de Geogaddi. Bien évidemment, le seul discours qui vaille, c’est celui de la musique (si évidente ici), c’est la clarté à laquelle Boards of Canada est parvenu, avec une hypothèse de travail pourtant fumeuse : et si le souvenir était le négatif du temps qui s’écoule ? Tout comme le silence est le négatif de la musique (Magic Window, blague ou ultime humilité devant le plus profond des secrets ?)... Si la magie était le négatif de la science comme le rouge vif est celui du bleu turquoise (couleur de toute la disco du duo sauf ce disque) ? Et si sous la banquise épaisse comme les murs d’un bunker s’étendait un océan hauntologique, envers du décor fictif appelé réalité dans lequel barbotent 95% des groupes d’éléctro ? Il y en a même qui font de la musique pour faire bouger leurs corps, ces masses de chair éphémères, alors que la musique ne l’est pas. Geogaddi nage tout entier dans cet océan opaque et non-euclidien, où lumière et gravité ne sont même pas à l’état de concept. Hors d’atteinte ? Pas du tout, c’est peut-être le disque le plus accessible de Boards of Canada, voire de tout le catalogue Warp. Plus on vient les oreilles vierges, plus l’immersion sera rapide. Les patterns rythmiques, sans âge, sans masse et sans un gramme de vie croisent sans les comprendre ces souvenirs de voix d’enfants, et leurs visages roses, dans cette outre aux alvéoles éternelles, liquide entité pâle à côté de laquelle l’auditeur est insignifiant, arrimé qu’il est à son présent pourtant bien nécessaire, celui de l’écoute. À mesure qu’on s’enfance (sic) dans l’album, toute appréhension nous quitte, nous remontons tranquillement les époques (1969, évocation de la secte Davidienne absolument sublime, titre qui sera encore là dans quelques siècles, avec les pyramides, quand tout souvenir de musique électronique humaine aura disparu) vers l’horizon alcaloïde qu’est Corsair, débouchant sur l’indicible, les 1 min 46 de silence de Magic Window… Dès la béance ionisée de Ready Let's Go, comme une porte s'ouvrant sur la sensation grisante de l'Inconnu, on est happé par le train-train le plus antique, vénérable et énigmatique (dans son sourire) de la galaxie. La voix du chef de la gare de Mu bredouille quelques voyelles en carillon transparent, et c'est parti pour 23 titres aux durées oscillant sans prévenir entre 30 secondes et sept minutes. Un voyage redéfinissant les dimensions de l’onirique, aux confins du microscopique étranger, où la stase n’est jamais réellement endormie (In The Annexe), où les harpes éoliennes polyphoniques viennent rivaliser avec les soliloques des baleines éteintes du pliocène (Julie & Candy), où les diapositives de précieux périples en Orient sacré se confondent avec les feulements lugubres des synthés de musiques d’accompagnement de reportages sur les égarements de l’univers (distorsions de la physique dans les abysses, dans la radioactivité, dans le génome inconnu des virus mutagènes), où les remugles des questions sans réponses et des présences évanouies (Dawn Chorus) viennent toiser dans le blanc des yeux l’extase de la connaissance pure du bouddha sur son Himalaya éthéré, où scintillent les flûtes du devenir. Bien sûr, tout cela n’est que des mots, à peine encore des concepts, des images ou des harpons lancés vers l’imaginaire collectif que vous auriez peine ou au contraire une facilité lassée à déchiffrer. Geogaddi n’est au fond « que » un disque d'intimité, ambient dans son cartilage, de vastes espaces intérieurs où est abolie toute autre logique que celle des émotions, voilées et déformées par les machines, mais bien réelles. Mais vous me direz ; les émotions ne sont-elles pas subjectives, variables de l’un à l’autre, propres à chacun ? C’est bien la raison pour laquelle décrire la musique entendue sur Geogaddi est un casse-tête sans nom pour qui est habitué à traduire les impressions sonores par des termes visuels. Cette expérience-là a déjà été vécue par tout le monde. Sa nostalgie sub-enfantine est d’en deçà tous les mondes enjolivés ou cauchemardés du souvenir. De là où presque tous se sentaient bien. Cette paroi au rose aussi profond que bleu, c’est l’Utérus. Nous sommes rendus dans cet espace aux contours flous, mais d’où nous arrivent des fulgurances de stimuli neurotransmis, dans des veines où un glacis lumineux semble se déplacer dans les deux sens à la fois. Nous sommes à la fois abandonnés au fond d’un puits clos, et immergés jusqu’à notre intérieur par la rumeur et la sollicitude chaleureuse du monde, dans sa luxuriance la plus édénique, où tous les oiseaux seraient enfin honorés de faire de notre crâne d'œuf leur nid, et ainsi tous les poissons de nous adouber comme l’un des leurs. Admettons que ce disque, chose improbable, fut conçu et enfanté par des êtres humains, et n’existait pas déjà tranquillement dans son cocon d’espace-temps sous la forme de rêve ectoplasmique. Outre la référence semi-cryptique à Incredible String Band et à son poème épique et géologique Koeoaddi There (1968) (référence pas musicale en revanche), on pourrait réinterpréter plusieurs œuvres passées à l’aune des rémanences de ce deuxième album des BoC : beaucoup d’errances des planants 70’s (de Vangelis à Schulze en passant par Pythagoron) le bien-aimé In Sides de Orbital, « Antique Toy » de FSOL (parmi d’autres), le subaquatique et transi Brood de Beehatch… Ah, zut, celui-là est sorti après. Sûrement un roque du grand échiquier cosmique, un bug dans la matrice nous faisant hoqueter l’âme dans une sensation de déjà-vu (palimpseste est un mot qui cherche à pénétrer cette chronique) où le son des ligaments déchirés serait le premier son jamais perçu par tout un chacun, tandis qu’une lumière blanche d’une violence indicible vient tout inonder, et qu’une forme d’aspect tout simplement rédhibitoire assène dans un borborygme d’outre-monde : « Poussez, madame ».
note Publiée le jeudi 15 octobre 2020
Vous devez être connecté pour ajouter un tag sur "Geogaddi".
Note moyenne 14 votes
Vous devez être membre pour ajouter une note sur "Geogaddi".
Vous devez être membre pour ajouter un commentaire sur "Geogaddi".
En vrai je grossis un peu le trait, ça m'attire ce groupe mais j'arrive pas à dépasser le stade du mouaif. Je pense à Locust un petit peu, en moins aventureux.
Ils ont calé Unspeakable de tes chers KJ dans un mix récemment (que je recommande plus que chaudement, y'a des perles incroyables)... Bon, une version démo complètement lo-fi, faut pas déconner.
Tu voudrais dire que dès la pochette on serait averti que l'album est chiant ??
Il y a parfois des pochettes parfaites, au regard du contenu. Ici.
En écho avec ce qui se dit dans les commentaires, l'album est bien plus angoissant que ce que l'on pourrait croire… pas pour rien que "Beware The Friendly Stranger" a été utilisé comme bande-son du glauquissime "Salad Fingers", un dessin animé et proto-meme internet des années 2000.
Pour moi Music has the right to children et celui-ci sont les deux sommets du groupe, mais je n'arriverai jamais à choisir entre les deux. Geogaddi a ce penchant psychédélique absolument renversant, Music est plus onirique. Deux chefs d'œuvres en tous cas, seuls deux ou trois albums d'Autechre et Aphex Twin peuvent rivaliser, dans le genre.