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Ornette Coleman › Chappaqua Suite

lps/cds • 4 titres • 80:03 min

  • 1Part I21:25
  • 2Part II19:00
  • 3Part III17:40
  • 4Part IV21:58

informations

Enregistré du 15 au 17 juin 1965 à New York.

line up

Ornette Coleman (saxophone alto, trompette), David Izenzon (contrebasse), Charles Moffett (batterie), Pharoah Sanders (saxophone ténor), Joe Tekula (direction d'orchestre)

chronique

Je n’ai pas vu le film : Chappaqua, d’un certain Conrad Rooks – qui apparemment raconte les errances, les pérégrinations d’un riche junkie de par le monde, sa quête de la désintox-miracle… Un truc assez « beat » semble-t-il – avec des apparitions de William Burroughs, Allen Ginsberg, Moondog, les Fugs, entre autres. Un machin dit « emblématique ». Ceci-dit le film, lui, n’aura pas vue la couleur de la ci-présente musique, pourtant expressément commandée par Rooks auprès d’Ornette. « La légende » – l’histoire la plus couramment rapportée, si on préfère – dit que le réalisateur, entendant cette Suite, l’avait jugée « trop belle » pour son film, qu’elle risquait de détourner des images le spectateur, d’aspirer toute son attention. De fait ces quatre plages – sorties finalement l’année d’avant le film, en tant qu’album à part entière de Coleman – déploient en tout cas une dimension expressive autonome, une narration propre, « abstraite » sur le plan de l’anecdote, des rôles et épisodes contés, mais saisissante quant aux atmosphères des lieux où se plante l’action, où tout se mue, se noue et se contrarie.

Une narration dynamique – de vitesses et d’écoulements, masses et lignes en effets de focale, de perspectives, d’angles. Pas de personnages nommés, qui seraient repris du scénario. De simples chiffres en guise de titres (Partie I, II, III, IV). Coleman au sax alto et à la trompette ; Pharoah Sanders au ténor, Charles Moffett à la batterie, David Izenzon à la contrebasse – soit trois autres habitués d’un jazz free, spirituel, en pleine ébullition alors, en incessant mouvement, lui aussi ; et un orchestre – dont on ne sait rien sinon qu’un certain Joe Tekula, lui-même violoncelliste, le dirige. Des masses, disais-je – orchestrales, de cordes, extrêmement mobiles – incessants remous, renflements, dégonflements d’un plan qui fait bien plus que toile de fond où viendrait dessiner les traits des soufflants et de la rythmique. Des motifs récurrents, cachés dans le sans-interruption des solos, les improvisations simultanées, ou se gravant ostensiblement dans l’écoute – signes mnémoniques, insinuation de déjà-vu que l’éclatement des timbres, des mélodies, des dissonances et unissons viennent changer de place, modifiant la course, la position dans l’espace. Difficile de déterminer, « à l’oreille », ce qui relèverait – pour les parties orchestrales – du strictement écrit, de l’interaction attrapée, développée en direct, à même le temps de l’enregistrement. Si ces nuées de bois qui viennent répondre aux trilles de l’alto, vers la huitième minute de la Partie II, sont lancées d’un geste du chef d’orchestre, d’un signe relayé de Coleman lui-même ; ou si lui, navigant à vue mais de mémoire sûre, au fil de cette partition qu’il a écrite, joue ces trilles pour amorcer, introduire ledit groupe de bois, en préparer l’impact, mettre en garde le sens qu’il va balayer l’espace, y voleter ; à moins tout simplement que les deux hypothèses soient « vraies » – que Coleman ait écrit par avance des « cellules », des « blocs », décidant au moment de l’enregistrement de les « déclencher » selon le courant, la consistance du jeu, la couleur et les surprises de sa part non écrite, au jour dit dans le studio loué… J’ignore, aussi, si Coleman, son groupe et l’orchestre, ont joué « en direct » sur des images projetées du film – comme par exemple Miles enregistrant la fameuse B.O. d’Ascenseur Pour l’Échafaud (Louis Malle, 1958), comme Neil Young aussi, plus tard, me semble-t-il, composant celle de Dead Man de Jim Jarmusch (1995) ; si Rooks, lui, comptait calquer le montage des scènes sur la musique, si au contraire chaque Partie était écrite pour coller aux durées des séquences, l’action et les changements (de caméras, de plans…) rythmant strictement les « événements » de la partition, jeu d’ensemble et digressions solistes. De toute évidence, tout ici n’est pas improvisé – entièrement, « de zéro ». Les changements de lumière – de climats harmoniques, de procédés d’agencement, accords, clusters – surviennent avec trop d’exactitude pour relever seulement, strictement, d’une « improvisation guidée ». Les cadences s’épousent, se modifient, s’enchaînent avec une synchronie parfaite – jusque dans leur caractère, leur articulation, leur déroulé parfois heurtés.

On sait que Coleman, compositeur, avait construit, élaboré depuis la fin de la décennie précédente son propre système d’écriture, théorique – l’harmolodie, qu’il affinait sans cesse, précisait, d’où naîtraient plus tard encore d’autres formes singulières. Mais rarement autant qu’ici sa manière, ses mobiles, semblent à ce point s’abreuver à d’autres courants, des idées poursuivies, continuées ou isolées ailleurs, dans l’histoire de la musique – sans « s’accrocher » à rien, pourtant, sans chercher à reproduire quelque modèle que ce soit. L’ouvrage est d’une forme entière – sans trace de greffe mais pas grevé, non-plus, de procédés, de tours qui le ferait sonner « artificiel » à force de vouloir se démarquer, sembler original. Certains passages orchestraux évoqueront sans doute Berg, Webern, les premiers sériels ; au milieu de quoi – pas en avant – les sax filent des lignes amples et tendues à la fois, en extensions ascendantes, circulaires ; à d’autres moments, batterie, basse, et l’alto de Coleman, s’alentissent dans un jazz « de film noir », proche au fond du post-bop déjà particulier des premiers disques en quartet (Tomorrow Is the Question, The Shape of Jazz to Come, Change of the Century, This Is Our Music… les « classiques » d’Ornette, en somme) – avant que, de loin en loin puis de plus en plus (souvent, conséquemment), un groupe de cuivre vienne en percer l’enveloppe, tailler des ouvertures cubistes au-devant de leur marche… Rien qui sonne « symphonique », ici, ou même « chambriste » – malgré les moyens employés, l’effectif instrumental. Rien qui fasse « jazz et cordes » – dans une tradition, une acception « Broadway », « jazz au philharmonique ». Rien qui tenterait une « rencontre » – une hybridation. On le répète : cette musique est d’une forme autonome – structurée, étendue par ses propres motifs, sa propre logique, son seul métabolisme… Elle invente – on y revient – sa façon de raconter, de dérouler, s’agence en son propre lieu. Sa formidable continuité, sa fantastique « plasticité » – elle dilate et contracte l’air, la pièce, l’espace autour d’elle – attrape l’écoute, la plonge (est-ce aussi la « ligne » du film ?) au flot d’une pensée, d’un esprit, d’un faisceau d’impressions, de sensations, de stimuli-et-réponses continu mais changeant, jamais fixé dans une « explication », par une résolution qui en interromprait l’inextinguible vitalité. Un même riff staccato ouvre et ferme la Suite : ce sont les seuls balises évidentes. Rien de ce qui se déroule, pourtant – entre ces deux signaux, ouverture/fermeture – ne plonge jamais dans l’informe, on y reconnaît tout, y revenant, bribes et continuum, sans savoir forcément nommer les épisodes. On ne voit guère, décidément, d’autre occurrence, dans l’œuvre de Coleman, où sa voix aurait pris cette tournure particulière, où il lui donnerait cette allure particulière ; son Skies of America (1972), seule autre occasion, me semble-t-il, où il composera pour un orchestre classique (le London Symphony Orchestra, en l’espèce) se tient à mon sens encore complètement ailleurs ; accomplit – et avec un bonheur moindre, je trouve – une toute autre idée… Cette Chappaqua Suite, oui, me semble unique. Elle ne tient en rien, pour autant, de l’essai non-avenu – de la fausse-piste, de l’interlude en errance avant de revenir aux choses sérieuses. Elle est trop pleine – trop pleinement aboutie – pour qu’on l’écarte comme un à-côté.

Il semblerait, au fait, que Conrad Rooks, après avoir rendu son ouvrage à Coleman, renonçant à en faire usage, ait confié à Ravi Shankar l’écriture de la B.O. désormais manquante, avant d’achever, de sortir son film. C’est autre chose, Shankar, encore une autre histoire… Il faudra peut-être que je trouve, un jour, à voir ce Chappaqua dont je ne connais guère plus que la ci-présente non-part.

note       Publiée le jeudi 27 août 2020

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Coltranophile Envoyez un message privé àColtranophile

10 minutes après l'avoir relancé hier, je me suis demandé pourquoi je l'écoutais si rarement. Arrivé au bout, j'ai un peu mieux compris, même si la raison n'est pas bonne. C'est ici que l'on voit le plus clairement qu'Ornette aussi, comme les autres "leaders nés" (Miles, Mingus, Ellington, Monk, Taylor, Coltrane bien sûr, et j'en oublie) était une sorte de grand carnivore. Il phagocyte toute la musique, la digère en temps réel et en ressort un truc avec son cachet dessus. Sanders peut bien venir faire un bref coucou sur la 4ème partie de la suite, c'est du domaine de l'anecdote. Sinon, c'est le Ornette Coleman Show, en mode locomotive, inarrêtable et furieusement lyrique même au plus haut de la frénésie. On comprend bien pourquoi il a été si rarement sideman dans sa carrière. Brillamment épuisant .

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Dioneo Envoyez un message privé àDioneo  Dioneo est en ligne !
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Oui, ça fait partie du truc à la fois génial et à la fois qui fait qu'il faut être d'humeur/en forme pour l'écouter, ce disque : ça s'arrête JAMAIS ! (Perso quand j'ai fini par ne quasi plus les entendre, les fade, tellement je suis pris dans le truc de bout en bout les fois où je m'y mets).

Et d'rien pour la chro... Je ne sais pas s'il faut "réhabiliter" Ornette mais ouais, je me dis souvent que ce serait cool qu'il soit plus écouté - et en dehors en effet de son statut de géant/culte, et du seul album "Free Jazz", révéré pour son titre et presque toujours présenté comme "important mais inaudible" - ce qui je trouve est d'une part une manière très conne de l'introduire, et d'autre part assez faux (je trouve ça du même acabit que "Coltrane/Beefheart... c'est génial mais 'difficile'", comme s'il fallait s'être tapé des volumes de théorie aride ou s'être ingurgité des tonnes de cames dures ou exotique avant de pouvoir entrevoir l'entrée du Walhalla musical réservé à l'élite que seraient Ascension ou Trout Mask... Je les ai VRAIMENT jamais entendu comme ça, peso - et j'ai pas à priori l'équipement auditif différent du modèle standard, hein).

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saïmone Envoyez un message privé àsaïmone
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Merci pour cette chronique, il faut réhabiliter ce disque, Ornette est trop souvent réduit à son gigantisme. Les arrangements de cette suite sont renversants (et relativement inattendus de subtilités harmoniques), et qui pour une fois réalisent la fusion (la vraie !) du meilleur du jazz et de la musique "contemporaine" (atchoum), les tapis de contrepoints sur solo plein de fièvre, dans une ambiance effectivement très cinématographique, qui parfois m'évoque un film d'horreur vénère, mais genre vénère tout le temps, et hormis les fade out horribles entre les pistes, ça rappelle tout à fait cette nouvelle scène de cinéma horrifique mais version maniaco-non-dépressif, comme une heure et demi de poursuite dans une maison à se cacher, la première scène du premier Scream (ironie inclue) étalée sur une heure trente. Epuisant et génial !

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