Nous sommes plus que quelques-uns, sans doute, à être entré par cette porte-ci chez Linton Kwesi Johnson. Un disque dub au titre… Au fond paradoxale. Car de ce LKJ In Dub, le poète affiché en grosses lettres noires sur rouge, sur la pochette – avec sa voix posée, ses histoires vraies en fictions brèves, ses mises en garde, ses doutes et bouts de pistes partagés – est absent. Presque entièrement. Normal, direz vous, pour ce genre d'album ? Pas tout à fait… Car souvent, dans l’exercice, des bribes reviennent, de clameur, de chœurs, des bouts de refrains qui tournent, des sentences ou lancées qui s’interrompent. L’organe humain traité, après tout, comme les autres instruments : matière et pivot, substance malléable. Ici c’est différent : toutes les parties de Johnson sont effacées, absentes. Complètement – à une plage, une phrase et un couplet près (et un mot, allez, sur un autre titre : rock-rockrockrockckck)… Exception pas tellement anodine, d’ailleurs (mais… j’y reviens plus tard). Curieux choix, quand on sait combien les mots de l’homme au chapeau, dans cette œuvre, font poids, courant, même moteur – avec ce débit si particulier, ce patois jamaïcain adapté aux quartiers en briques de Londres. S’agissait-il pour Island Records de rendre plus accessible cette musique, d'élargir un public potentiel censément rebuté par le discours, par cette manière vocale particulière ? D’espérer au contraire des ventes, auprès des fans, que le nom des autres musiciens – selon une certaine logique (jamaïcaine ?), ce disque aurait très bien pu sortir sous celui de Dennis Bovell, ou du moins s’appeler The Dennis Bovell Dub Band In Dub – n’aurait peut-être pas assuré ? Les artistes, tout simplement, avaient-ils décidé de rendre plus saillante cette dimension instrumentale, purement musicale de leur art ? Toujours est-il qu’en ce rééquilibrage – tout l’espace laissé aux instruments et aux effets – la densité de ces plages, comme leur souplesse, étranglements et prises d’air, ressort, certes, relief autrement souligné. Qu’on y entend peut-être avec plus d’évidence – l’attention libérée du message, du fraternel avertissement, de l’appel – ce qui fait le caractère unique de ce reggae-ci. Telle ou telle singularité au jeu de guitare de John Kpiaye ; la science de l’emballement rythmique, le groupe et le mix jouant un peu moins de la pesanteur des basses, accrochant l’écoute aux cymbales aériennes, crissantes, sans pour autant les rendre aussi coupantes qu’ailleurs ; la clarté de ce son pourtant riche, épais, plein… La fluidité des structures, aussi – ce dub là n’use pas, comme parfois celui des pionniers Lee Perry, King Tubby, d’un trublion pyschédélique comme Hopetown Brown (dit Scientist) des effets de cassure qui nous fait choir aux profondeurs. Une musique aux proportions propres – évidentes déjà, au moins depuis Forces Of Victory, sorti l’année d’avant, mais cet escamotage de l’élément vocal semble vouloir les rendre encore plus évidentes. Lignes essentielles et arrangements exacts. Au cœur du tranquille écoulement, toutefois, ressurgit l’homme – celui disais-je, dont ce sont les initiales annoncées sur la devanture. Une phrase rejaillit, qui d’abord plante le décor : "Brixton Prison, Jebb Avenue, London South West 2, England". L’écho noie le dernier mot, boit la suite de l’histoire. Qui remontera plus tard – comme le retour du refoulé – vers la fin du morceau. Ça parlera violence exercée sur le frère cadet du narrateur par les forces de l'ordre. C’est la version – cet Iron Bar Dub – du Sonny’s Lettah présent sur le Forces Of Victory précédemment cité. Et la bande a beau avaler encore la conclusion – le narrateur qui dessoude l’un des flics en défendant le frangin et se retrouve en cabane, donc – l’histoire se plante quand-même dans le crâne et le ventre : inquiétante, grise, poignante. Habite ce son magnifique et chaud. L’envie germe, immédiatement, de savoir les parties manquantes – sur toutes les autres plages, aussi… Nous sommes nombreux, disais-je, à y être venu par là, chez ce type avec ce groupe autour. Je n’en connais pas qui – ce battant-ci poussée – n’ait voulu en ouvrir d’autres, d’avant, suivants… Il nous y attendait. Cette ruse – de n’être pas sur ce disque, de n’y passer qu’à peine – n’était à la fin que l’amical indice que sa présence, ailleurs, nous trouverait la main tendue, ouverte, le verbe haut et justement timbré.