Current Value › Seeds of Mutation

Je n'ai jamais été humain. De pure souche, j'entends. Nous avons tous été soumis aux mêmes traitements, aux mêmes mutations, imposées pour le plus grand bien afin de survivre à l'environnement que nous avons nous-mêmes modifié. Mais tout a changé cette nuit où mon dealer habituel a évoqué la possibilité de redevenir humain, moyennant quelques sacrifices. Pouvoir sentir, toucher, souffrir via un système nerveux fait de tissus organiques : une légende urbaine, pourtant étrangement récurrente dans les conversations récentes. Avoir un véritable coeur battant la chamade sur la même mesure que les mécanismes sophistiqués qui les remplacent, voilà un fantasme qui était sorti de la tête des petites gens depuis fort longtemps. Il n'était plus question de drogues (tolérées dans une certaine mesure) mais d'une véritable déprogrammation ; or non seulement c'était risqué, mais c'était aussi et surtout parfaitement illégal. Et depuis que je me suis injecté la première dose de ce contre-programme, ils n'ont eu de cesse de me traquer. Nos mises à jours étant effectuées collectivement et régulièrement il est aisé pour le système de repérer les corps récalcitrants, et à plus forte raison régressants. Et tandis que mon corps luttait contre ses propres parasites génétiques à l'aide de cette méthode d'un nouveau genre, je devais m'enfuir à toutes jambes parmi les sous-sols de la ville telle cette bestiole antique – le lièvre – courant à travers un champ de câbles et d'acier. Je courais et courais, et d'un niveau à l'autre tandis que les voix s'élevaient contre mes actions immorales je réinjectais en réponse une nouvelle dose de résistance. Je sentais cette lutte infernale bouillir mon corps pris entre deux feux, celui des nanomachines et des cellules modifiées qui se massacraient comme des insectes pour la sauvegarde de la fourmillière – moi, en l'occurence. À chaque pas la pression augmentait, accélérant violemment un processus déjà secouant en filant à toute berzingue afin d'éviter le service d'ordre chargé d'éliminer les corps défaillants. Pour être honnête je n'avais aucune idée d'où j'allais – c'est ce qui a conduit à ma perte, le choix se réduisant drastiquement entre courir jusqu'à l'implosion ou mourir éliminé par les "agents de nettoyage". Mais mon dealer m'avait prévenu ; ce serait un processus long et douloureux et peut-être aurais-je dû trouver une zone sans couverture réseau pour l'engager. Le mal était fait, mais c'est peut-être par ma vie que je paierai de mon erreur ; et avec une grande mélancolie et une plus grande horreur je réalisais ce fait aussi stupide qu'inéluctable tandis que je voyais ma peau enfler et noircir par plaques grandissantes, embrasant mon corps suffisamment vite pour m'emporter dans une dernière chute, suffisamment lentement pour me faire réaliser toute la vacuité du processus. Les machines l'emportent toujours, exogènes ou endogènes. Ce n'est pas vers la pureté mais vers la perte que je courais, et dans un dernier instant lucide je me remémorais les dernières lignes du Zhuangzi : "C'était vouloir faire taire l'écho en criant, vouloir courir plus vite que son ombre." Mon corps en lambeaux s'acharnait à bouillir grotesquement, tandis que déjà les nuées microscopiques s'en échappaient pour obtenir les mises à jour que je leur avais péniblement refusé.