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Interview : Radikal Satan + live Report : Agathe Max/Radikal Satan, Lyon (ou presque), le 5 octobre 2015
par Dioneo › lundi 19 octobre 2015
Style(s) : ambient / folk / gothique / indus / jazz / noise / ovni inclassable / rock / musiques du monde / dark ambient / psychédélique
Radikal Satan : le nom de ce groupe m’avait sonné dans l’oreille, bien avant que j’entende la moindre note, le plus petit fragment de leurs musiques étonnantes. Il s’était insinué. Bizarre mais à mon sens génial. Sautant par dessus le grotesque en en rajoutant encore, avec ce « k »… Je ne l’ai pas, ne l’avais pas, ne l’ai jamais trouvé ridicule. Ça m’intriguait. Un camarade m’avait dit « tango-doom », ou quelque chose d’approchant. J’avais failli les voir, à Paris… Je ne sais plus pourquoi mais : occasion loupée. Bon… Et puis, une, deux, je ne sais plus combien d’années plus tard, alors que j’étais revenu ici, à Lyon, ce drôle de patronyme était réapparu – comme un indice, un signe… « Radikal Satan à La Triperie ». Ça rendait… Noir, et drôle. Encore une fois : trop… Suffisamment trop – juste assez – pour que ça marche. Ça semblait la promesse d’une soirée aux lumières sang – aux vaisseaux chargés de gnôles et de butins. Et une fois dedans, ç’avait été la secousse, le bel emportement. Et le brasier, oui, mais ça, pragmatiquement, aussi : parce que littéralement on fondait, là-dedans, dans ce petit espace bondé où en effet, nous n’étions venus, pour la plupart, guère portés sur l’eau claire… Les frères argentins de Bordeaux – César et Mauricio (alias Momo) Amarante – y étaient seuls ce soir-là. Contrebasse, doigts munis d’ongles sur la caisse de l’instrument, une guitare parfois ; une cymbale défoncée, qu’il frappait du pied : César ; et Momo : au clavier – tropical et gothique, synthétique enfiévré – quand ce n’était pas au soufflet, accordéon, bandonéon. Leurs deux voix en bribes et éclats. César qui marmonnait des choses entre les morceaux, introductions ou continuations indistinctes, liens à moitié bouffés. Belle soirée, oui – dont j’étais ressorti délesté de tout poids mort, de toutes inutiles réserves… Jour plein, soir de rencontre. Flambée nuit où l’œil portait à perte, à travers. Bien évidemment, il ne m’était pas pensable d’en rester là. J’avais cherché, fouillé. J’avais trouvé cette discographie qui – tout de suite – m’avait semblé dédale où se perdre en tous sens… Zone mouvante et habitée, individus, recoins, enceintes, champs ouverts, foules, petits et grands isolés qui trament en secret, ou qui braillent… – et puis peuplée d’absences, aussi : celle des endroits et celle des êtres. Je m’y étais enfoncé… (Je vous en avais causé, ailleurs, plus longuement – en détaillant, en quelque sorte, comme je pouvais, comme il me semblait entendre). César s’était fendu de quelques précisions à propos de l'album Clochette – bout gravé d’une étrange manière de live, justement, en commentaire de sa chronique dédiée. J’avais saisi l’occasion, prolongé l’échange amorcé, proposé qu’on se « parle de visu », la prochaine fois qu’ils croiseraient dans nos parages, Lyon ou périphérie. Qu’on enregistre ça, aussi… De rendre ça public, ici. Ils étaient d’accord… Avec un « mais ». Qui était un On Ne Sait Pas Quand. Il me disait qu’un nouveau disque serait bientôt enregistré. Qu’ils y seraient quatre, cette fois. Que ça prenait du temps. Que tourner avalait les jours, les semaines, les mois. Que tout ça coûtait de l’argent. « OK, oui mais », alors… Et pourtant, finalement…
Pourtant, même pas un an plus tard nous y voici. Les revoilà. Les frères Amarante, encore, et – comme annoncé – deux autres venus saboter, grandir la machine à flanquer (le frisson, la saint-guy, les transes, la berlue… l’envie). Melody Gottardi – de Glen or Glenda, entre autres –, aux percussions. Et Thomas Bonvalet – ancien Cheval de Frise et Le Chant De L’Amour Triomphant, ensuite L’Ocelle Mare – à la guitare. À une adresse qu’il ne faut pas vendre (comme on dit "vendre la mèche") – à un certain Niveau Zéro de la terre, du sol, comprenez le comme vous voudrez – en banlieue proche… Il est assez tôt. Le pote avec qui je suis venu me propose une bière à l’absinthe. Nous trinquons. Le Fameux Photographe est l’un des rares arrivés avant nous, avec les gens de l’orga, ceux du lieu. C’est assez dégueulasse, la bière à l’absinthe. On discute. Ça commence à cailler. On entre – dès qu’on croit les balances finies – dans le hangar. C’est encore presque vide, décidément. Quelques saluts, têtes, mains, voix familières… Je m’approche de la scène, vais faire signe à César et aux autres, je me présente. Le rendez-vous avait été pris presque en dernière minute, sans trop de précision. « Viens, on verra, on trouvera un moment ». Il reste encore quelques détails à régler, au son. Bon… Je vais prendre une pinte au bar. Pendant que les trois autres finissent, on parle un peu avec Momo. On est détendus… Ils achèvent les prémisses, descendent de la scène. Un temps de flottement, on se dit que c’est le moment… Ils m’invitent à les suivre derrière la scène, dans la loge/cuisine. « Tu veux manger un truc ? »… On s’installe sur des chaises, César et Momo à ma droite. Melody et Thomas sur un banc, en face… Eux n’interviendront pas mais ils écoutent et vaquent, reviennent, devisent avec d’autres qui passent. L’heure est propice... « REC ».
INTERVIEW – PREMIÈRE PARTIE :
Alors voilà… Quand j’ai commencé à écouter votre musique, j’ai eu cette impression, très vite, qu’elle ne commence et qu’elle ne finit jamais. Que sans arrêt elle… Continue quelque chose. Enfin, que… Toujours, vous continuez... Votre propre musique, bien sûr, mais aussi… D’autres choses, comme… « Extérieures » à elle. Mais en même temps je me dis : « Ça a forcément commencé à un moment donné, cette histoire ». Alors… Bon ! Radikal Satan, c’est arrivé comment ?
César : Eh bien nous, on jouait déjà quand on était à la maison, à Buenos Aires. On avait un quatre pistes, on a commencé à faire de la musique le weekend, quand on n’avait pas… Je ne sais plus si on était à l’école ou si on bossait déjà un peu. C’étaient plutôt des collages sonores, on n’avait pas beaucoup d’instruments… C’était du quatre-pistes alors c’étaient des bidouillages. On avait plein, plein de cassettes, et c’est comme ça qu’on a commencé, vraiment, sans faire de concerts ni rien… Tous les deux à la maison. Mais… Ça garde un peu le même truc, on fait à peu près pareil maintenant. C’est à dire : qu’avec les cassettes…
Momo : Sur les disques, oui, c’est un peu la même chose. Sauf qu’entre temps, on a changé les instruments électriques pour, euh… accordéon et contrebasse. Et après on a commencé à faire des morceaux plus… Pour les concerts…
Plus composés ?
César : Oui.
La musique a changé ?
César : Oui, on a commencé à se rappeler des choses, des thèmes. Chose qu’on ne pouvait pas du tout faire pendant des années. On faisait une fois un truc et on ne pouvait pas le rejouer.
Momo : Des impros.
C’était improvisé tout le temps ?
César : Tout le temps. Et ça pouvait changer d’instrument, on changeait tout l’accordage, c’était vraiment comme des petites plages sonores… Mais on ne pouvait pas les rejouer. Et c’est après, quand on commencé à jouer dans la rue, qu’on a commencé à faire plus de thèmes, à les développer un peu plus.
Tu parlais de l’Argentine… J’ai toujours l’impression que dans votre musique il y a une espèce de nostalgie, un truc qui vient de l’exil mais… On ne sait pas si vous fuyez cette nostalgie ou si vous la recherchez, comme un moteur.
Momo : Ça fait partie des trucs qu’on a en nous, quoi. Tu ne peux pas échapper, aussi... Enfin, on pourrait aussi faire une musique de genre mais… Après, ça ne ressemble pas non-plus à la musique argentine. En Argentine, quand ils écoutent notre musique, ils trouvent que c’est de la musique, je ne sais pas… Expérimentale.
César : Trop obscure.
Momo : Psychédélique.
César : Après, la musique en Argentine a vachement changé. Maintenant c’est vachement festif. Après les années cinquante, c’est devenu vachement festif. Avec, bon, déjà, le rock’n’roll… Après il n’y a pas vraiment de groupes, dans tout ce qui est rock’n’roll, etc. ... Il n’y a pas vraiment de groupes très obscurs, « dark »… C’est très, très petit, et bon… Le tango ça continue, le folklore. Mais le son que tu entends là-bas c’est plus les trucs disons… La cumbia. Qui est un peu obscure mais c’est plus… Festif.
Cesar Amarante
J’allais vous parler de ça après mais… En Argentine, il y quand-même une espèce de tradition de musiciens, j’allais dire… Complètement fous, ou en tout cas portés sur l’Absurde. Je pense à Mauricio Kagel {compositeur rattachable à aucune école formelle, capable de composer des pièces pour instruments renaissance ; des cycles de folklores imaginaires aux azimuts renversés – la série de la « Rose des Vents » – ; des partitions/manuels de jeu pour objets sonores hétéroclites aux timbres parfois sidérants – Acustica, au début des années soixante-dix… Kagel est également l’auteur de nombreuses œuvres souvent saisissantes de « théâtre musicale », ouvrages amoureux du chant lyrique et des techniques narratives opératiques, mais qui les portent la plupart du temps dans d’inédites dimension, où elles se trouvent de singuliers et déstabilisants revers, replis, proportions}, ou plus récemment aux Reynols {groupe dont le membre le plus connu est Anla Courtis, qui joue également dans d’autres formations, dont L’Autopsie A Révélé Que La Mort Était Due À L’Autopsie, avec Franq De Quengo de Dragibus, Nicolas Marmin alias AKA_Bondage et Sébastien Borgo de Ich Bin puis Sun Plexus, notamment… ; les Reynols ont – entre autres – donnés des concerts où les seuls « instruments » mis en œuvre étaient des magnétophones équipés de bandes vierges, passées à des volumes et à des vitesses variables ; leur première sortie proposait… un boîtier de CD vendu vide de tout disque ; leur chanteur/batteur, Miguel Tomasin, est atteint du syndrome de Down - c’est à dire qu’il est ce qu’on appelle communément un Trisomique… Il est évident, à l’écoute des disques, à visionner les vidéos, que les autres membres du groupe ne le traitent pas comme un « attraction », que ce choix d’intégrer Tomasin et d’en faire en quelque sorte le leader de la formation, n’a rien d’une blague de mauvais goût ni d’un simple « coup » conceptuel ; les Reynols, incidemment, ont également eu l’heur de sortir des disques et de donner des concerts avec la très sérieuse Pauline Oliveros, pionnière américaine de la musique électronique et créatrice du concept de « Deep Listening »}, ou… Je suis tombé il y a peu – à peu près par hasard – sur un type qui s’appelle Prietto…
César : Ah, Maxi ! Oui, bien-sûr ! On le connaît, oui…
C’est assez fou, son truc…
César : Oui, oui oui.
Je me demandais… Enfin, est-ce que c’est une sorte de trait culturel, ce goût de l’absurde ? Est-ce que ce sont des gens qui sont reconnus, là-bas ?
César : Non, là-bas… Par exemple Maxi, il fait des trucs expés, et après... Ça c’est plus « privé ». Mais… Il a des groupes plus rock, aussi, pour jouer en concert. Bon, la musique expé, ça s’écoute pas trop mais… Mais oui, oui, c’est vrai que… Mais lui il a eu un enfant avec Chichi qui jouait le violoncelle au début avec nous.
Chichi Vlatko ?
César : Oui, ils ont eu un enfant ensemble.
Mais ils vivent…
César : Ils vivent à Buenos Aires, oui. C’est drôle que tu…
Parce que moi j’avais entendu le groupe de Chichi qu’elle a fait à Bordeaux, Chichi y los Putos…
César : Ah, oui ? Oui, avec Manu Grotesque {Manuel J. Grotesque – et autres variantes typographiques/orthographiques ; musicien expérimental/bricoleur/bidouilleur pléthorique basé à Bordeaux ; nombre de ses albums – sous son nom ou dans des groupes – sont disponibles (en téléchargement gratuit) via le netlabel Los Emes del Oso}…
Mais alors… Est-ce que ce sont des gens qu’on entend uniquement en Europe ?
Momo : Oui… Qui ça, Maxi ?
Oui, ou même les autres, les Reynols…
Momo : Ça reste… Culte. Mais minoritaire. Ils n’ont pas de lieux pour jouer.
Comme ici en fait ?
César et Momo (en chœur) : Non !
Momo : Non parce qu’ici tu as des… Ils peuvent jouer ici, la salle sera pleine. En Argentine… Quoi que maintenant, par exemple, Reynols c’est mythique…
César : Oui mais les conditions là-bas sont hyper dures. C’est plus… Des bars, des bars rock… Vraiment…
Momo : Les concerts ne sont pas payés, tout ça…
César : Tu dois tout amener, tu fais tout toi même, c’est…
Momo : Les groupes qui viennent ici, ils sont très contents de jouer devant des gens… Et en plus d’être payés !
César : Et là bas, aussi, tout le monde bosse. Tout le temps.
Bosse… La musique, ou…
César : Non, non ! Tout le monde TRAVAILLE, pour manger ! Tu finis de bosser à neuf heures… Les concerts ne commencent pas avant deux heures du matin. Les gens sont là très tard, l’ambiance est super posée. Il faut que ça envoie tout de suite du rock’n’roll… Bon, maintenant ça change un peu parce que avec internet, on trouve un peu plus de trucs mais… Bon, il y a eu plein de dictatures, il y a eu beaucoup de censure et en fait les groupes… Nous, quand on était encore là-bas – juste avant deux-mille – les groupes, c’était juste des shows… Tu avais un groupe style Ramones, un groupe style Rolling Stones, comme ça hein, mais vraiment… AC/DC même.
C’était « dans le style de », tu veux dire, ou ils faisaient carrément des reprises ?
César : Oui, entre les deux quoi... Mais vraiment… Tu avais des scènes comme ça. Mais là, aujourd’hui, avec Maxi… En tout cas il y a un truc qui s’ouvre, il y a les groupes de La Plata, apparemment… Maintenant je ne connais pas bien, hein.
Momo : Ça change beaucoup, là… Mais nous on perd…
Oui, vous n’êtes plus en contact avec tout ça ?
Momo : On perd un peu le fil, oui.
Melody Gottardi
Et l’avant-garde un peu plus « officielle », je parlais de Kagel…
César : Oui… Kagel, il est complétement inconnu, là-bas !
Ah oui ?
Momo : Enfin… Oui.
César : Disons, tu vas avoir un article…
Momo : Aussi, les gens ne peuvent pas acheter de disques
César : Les disques tu ne les trouves pas, là-bas.
Il a eu du succès seulement en allant en Allemagne ?
César : Oui, c’est ça.
Momo : Mais aussi… Comme les plus grands. Comme Piazzolla…
Piazolla… ?
Momo : Il crevait la dalle !
César : Atahulapa {Atahualpa Yupanqui ; chanteur, poète, compositeur, guitariste ; emprisonné pour communisme durant la dictature de Juan Péron ; d’origine « indienne » et attaché aux mythes de ces cultures là, à restituer le souffle de ces épopées}… Il a habité en France, aussi {exilé à Nice en 1948, après sa sortie de prison}.
Momo : Disons qu'en Europe il y a quand-même un truc culturel, déjà installé, qui est superbe.
Parce que Piazzolla… Enfin, quand on parle de l’Argentine et de la musique en France, les gens ne connaissent que ça.
Momo : Voilà… Mais lui, dans sa vie personnelle, il a été obligé de partir parce qu’il crevait la dalle. Et il a fait un peu de musique commerciale en Italie, et tout ça. Mais il n’en pouvait plus, quoi.
César : Mais… Il n’est pas… Enfin, il est très haï, là-bas, aussi. Les vieux du tango, ils le haïssent carrément… Notre grand-père il déteste, tu lui parles de Piazzolla, il…
Mais pourquoi ?
César : Parce que… C’est un personnage… Très mégalo, en fait, déjà. Il est un peu polémique. Et après, disons qu’il a… Il a eu une évolution que moi-même, aujourd’hui… Dans les années soixante-dix, il a fait tous ces disques super… Après, dans les années quatre-vingt, les musiciens, les tangeros, ont arrêté complètement de jouer trad’. Ils ont suivi ce qu’il avait lancé… Et c’est arrivé dans un cul de sac. Parce que c’est un truc super personnel, ce qu’il a fait. Et du coup, il y a plein de trucs imitateurs de ça. Et dans les années deux-milles, les gens – même des copains à nous – ont recommencé à jouer traditionnel, comme dans les années quarante… Et laissé vraiment de côté tout ce que Piazzolla avait fait…
Ils sont retournés à Carlos Gardel ?
César : Presque, oui.
Momo : Disons que la musique de Piazzolla, c’est une musique… Dès que tu essayes de la jouer, de la faire, ça fait imitation… Et ça ne marche pas.
Il n’y a que lui qui peut la faire ?
Momo : Voilà. Et ce n’est pas pareil que dans d’autres styles. C’est pour ça que tous les trucs… {Richard} Galliano, et tout ça…
Galliano… Pour vous, c’est un imitateur de Piazzolla ?
Momo : Oui, en plus c’est très… Très fade. Enfin, je dis ça, c’est méchant mais… Ça n’a pas du tout le même délire. Enfin, bref.
Vous avez un autre accordéoniste, dont j’ai oublié le nom, qui joue du chamamé…
César : Barboza ? {Raúl…}
Oui !
Momo : Lui, c’est différent. Parce qu’il prend la musique du Nord (du pays), et c’est une musique qui est vivante. La musique de Piazzolla, elle est juste en partitions. Et lui il prend une musique vivante… Et nous on s’inspire plus de ça, quoi.
César : Oui mais… Pareil : lui, on ne l’a écouté qu’en arrivant ici. À la médiathèque de Montpellier, on a trouvé un disque de Barboza… Mais on venait de là-bas, d’Argentine, et… On n’en avait jamais entendu parler. Et puis lui, il fait des trucs un peu expés, justement… Enfin, ouverts, quoi. Pas vraiment expés mais…
Mais c’est très folklorique, non, en même temps ?
Momo : C’est très… Nous, pour l’inspiration des trucs qu’on fait, ça serait plus dans le rythme. Le tempo, et tout ça. Et aussi, l’accordéon en fa, pour la musique de l’Argentine du Nord, pas du tout le tango mais… Mais c’est surtout un truc avec le rythme. Quoique… C’est bâtard, ce qu’on fait. C’est autodidacte, et du coup…
C’est impur ?
Momo : Oui.
D’ailleurs, question pragmatique… C’est peut-être indiscret mais… Qu’est-ce qui vous a poussé à partir de là-bas ?
César : Ben justement, jouer.
Jouer ?
Momo : Oui, oui.
César : Avant on ne faisait pas de concerts… Il n’y avait pas de scène.
Il n’y avait pas de public pour ça ?
César : Non mais même. On avait des cassettes de… Je ne sais pas, de Can, et tout ça, mais… Personne n’écoutait ça. C’était très dur de trouver quelqu’un qui était un peu sur la même longueur d’ondes… C’était un peu perdu.
Vous êtes venus étudier, en France, ou… ?
César et Momo : Non !
Momo : En fait on est les fils d’un disquaire… Notre père, il était disquaire. Il a passé le magasin à notre grand frère donc… Donc on a grandi dans les disques et tout ça.
César : Mais lui écoutait beaucoup de free jazz… Après, le magasin, c’était plus punk, métal…
Momo : Musiques extrêmes. Alors que nous quand on était petits, on écoutait…
César : Free rock, free jazz…
Momo : Mais c’était un truc (ce qu’il vendait au magasin) comme on dit, alimentaire, notre père n’écoutait pas du tout ça.
Momo (Mauricio) Amarante
C’était ce qui se vendait ?
Momo : Oui, voilà… C’était l’explosion des musiques extrêmes et tout ça.
César : Oui, après… Ce qu’on a fait, nous, c’est… On a bossé là-bas dans la "disquerie". On a économisé, on a acheté des billets et on est partis. On ne connaissait personne…
Sans savoir ce que vous alliez faire ?
César : Non… On avait cent euros chacun à peu près. Et puis… On a pris les instruments et on est partis.
Momo : Et dans la rue on a joué des instruments acoustiques. On avait un charango {petit instrument à cordes doubles, de cinq à quatorze paires, probablement originaire du Pérou et très répandu dans les musiques – notamment folkloriques – du continent sud-américain}… On faisait des impros et on crevait la dalle, et on dormait dans la rue et tout ça, quoi. Et…
César : Ça, ça a duré…
Momo : Et en fait, oui… Ça c’était à Barcelone.
Ah, vous êtes passés par l’Espagne d’abord ?
Momo : Oui, on est passé par l’Italie pour faire les papiers puis après, à Barcelone. Et à Barcelone, on a vu… Lui {il désigne César}, il avait une basse électrique. Et on a vu une annonce, un mec qui échangeait…
César : Dans le paru-vendu local…
Momo : C’était « échange contrebasse contre basse électrique ». Comme ça, net.
César : Et on a appelé.
Momo : Parce qu’on n'avait pas de sous, quoi. Mais du coup on avait quand-même un instrument… On ne pouvait pas s’en servir vu qu’on était dans la rue, il était stocké chez un ami. Et donc on a eu la contrebasse. Et moi pareil : j’ai changé ma guitare contre un accordéon, je n’en avais jamais joué… Mais c’était surtout pour pouvoir jouer dehors, quoi… Et à Barcelone c’était pareil.
César : On a dû partir.
Momo : Il n’y avait pas de scène du tout… C’était nul.
C’était à quel moment, ça ?
César : Deux-mille… Deux-mille/deux-mille-un. On est restés un an. On habitait derrière un hôpital qui était en construction, plus ou moins, et on avait une planque, on allait dormir là-bas et après, la journée, on se baladait…
Mais… C’était un squat ?
César : Non ! Non, on ne connaissait pas du tout les squats.
Momo : C’était un hôpital en construction.
César : On a squatté, comme ça, mais c’était surtout… C’était fermé, il y avait un toit. On s’est acheté deux duvets et on était comme ça. Ça, ça a duré un moment, on planquait les trucs et on partait en vadrouille…
Momo : Oui, on cachait les affaires… Mais bon. Et après on est partis… Du coup on a pris le train sans savoir et on s’est arrêtés à Montpellier. Et c’est là qu’on a rencontré un mec qui faisait la manche, un Brésilien, et… On commence à jouer et… Puis, on commence à faire des sous pour lui, juste pour acheter à manger. Et c’est là que les gens nous ont vus, nous on dit « ah, vous pouvez jouer dans un bar ». C’est la première fois qu’on a « fait » un bar. C’est là qu’on a connu Melody et d’autres amis, et on a fait un ensemble de huit… Deux accordéons, contrebasse…
César : Et tout le monde apprenait, plus ou moins.
Vous n’étiez pas encore Radikal Satan ?
César : Non… On s’appelait Guascoctet. Tout le monde apprenait à jouer.
Momo : Et on a fait un disque.
C‘était punk ?
{César se marre}
Momo : C’était… Non, c’était un peu free mais…
Je veux dire : dans la démarche ?
Momo : Ouais si, c’était pêchu.
On va sauter une étape… Vous êtes arrivés à Bordeaux. Là, quand je regarde la scène, où elle en est maintenant à ma connaissance… J’ai une fois de plus l’impression qu’il y a bande de fous-furieux. Des labels super-étranges… Il y a Galerie Pache…
César et Momo : Ça c’est Paris !
Ah ?! Mais… Ils sortent beaucoup de groupes bordelais, non ?
César : … Oui…
Il y a Les Potagers Nature mais je crois que vous avez eu des différends…
César : Oui, oui oui…
Il y ce type complètement fou qui « tient » Los Emes Del Oso…
César : Oui ! Oui, Daevid {Daevid Loyza alias Oso el Roto… et bien d’autres noms et variantes}. Un grand ami, oui.
Et puis plein de groupes complètement dingues… Api Uiz, Chocolat Billy… Est-ce que vous avez trouvé quelque chose, là-bas, qui a boosté, poussé votre musique ?
César : Oui, bien sûr ! Mais c’est eux, d’abord… Bon, quand on a fini cette étape de Montpellier on est partis, euh… On n’avait rien, à nouveau, on est repartis à zéro. Et on s’est arrêtés aussi par hasard à Bordeaux. Et en fait ils faisaient une soirée – justement les Potagers, et La Centrale, un lieu qui faisaient plus de la musique improvisée, où il y avait eu plein de concerts. On se dit « La Centrale, oh super »… Il y est passé plein de groupes, c’était hyper actif à l’époque et… Tout de suite ils nous ont demandé « Vous dormez où ? ». Et on a dit « Ah non, on est à la rue ». Yann {ou Yan, ou Ian… Saboya, membre d’Api Uiz, Erez Martinic... et de tous les groupes cités à propos de celui-là ; également l’un des fondateurs des Potagers Nature} nous a dit : « Venez chez moi » et c’est là, en fait, qu’on a trouvé les disques des Potagers, qui étaient stockés là et… Moi j’avais écouté déjà chez Mattt Konture {dessinateur et éditeur de bande-dessinée – l’un des fondateurs de L’Association ; et par ailleurs âme saillante et cœur frémissant, et quelque peu torturés du groupe Courge}, tu vois, à Montpellier ! Et lui il m’avait fait écouter ça. Il a fait : « Ah, il y a des trucs, à Bordeaux ! ». Et quand on est arrivés à Bordeaux il y avait ça. Et tout de suite, ils ont bien aimé, ils nous ont vachement aidé, ils nous ont acheté une cellule pour la basse, ils nous ont prêté tous les amplis, ils ont organisé une première tournée qu’on a fait avec Erez Martinique {où jouaient des membres – à venir ou simultanément, contemporains de l’époque ici racontée – des groupes Api Uiz, Chocolat Billy, Glen or Glenda, l’Observance, Le Chant De L’Amour Triomphant… entre autres}. Et ils nous ont carrément boosté, ils nous ont prêté le local, on dormait chez eux… C’était pendant des années comme ça. C'est là que Johnny a commencé à jouer de la batterie avec nous, puis il nous a beaucoup aidés. Il conduisait, alors on a pu monter des tournées, il a vraiment porté le truc...
Et c’est là que vous êtes devenus Radikal Satan ?
César et Momo : Oui !
César : Oui. Enfin, on l’était déjà. Quand on est arrivés à Bordeaux, on avait déjà… Quand on était avec Chichi à Bayonne, tout ça, il pleuvait tout le temps… Oui, on est un groupe de Bayonne. On est Basques ! Un groupe basque… Et c’était la merde, c’était horrible ! Et on était un peu dégoûtés, un peu remontés… Du coup c’est pour ça qu’on s’est appelé comme ça, un peu. Et c’étaient les premiers morceaux qui étaient un peu… Sataniques, quoi. Oui… Puis on mettait plein de trucs par terre pour faire la manche et du coup ils ne nous donnaient rien. On mettait des drapeaux… Des photos, des… Et puis après des trucs horribles, un peu.
Du coup, Melody et Thomas, vous les avez rencontrés avant (d’être à Bordeaux) ?
César : Melody, oui, on l’a rencontrée à Montpellier, justement, dans l’autre groupe.
L’Octet…
César : Oui. Et après elle a fait Glen or Glenda… Avec Christophe {Ratier}, le clarinettiste, qui faisait partie aussi de Guascoctet.
Et Thomas ?
César : Et Thomas on l’a rencontré justement… Par l’intermédiaire des Potagers, de Yann. Il faisait déjà Cheval de Frise, Thomas, mais… À une époque il louait son camion pour des groupes, il conduisait des groupes, un peu. Et du coup on a fait une tournée, il est parti avec nous…
Momo : Et comme il est venu on lui a dit « Tu ne veux pas jouer un ou deux morceaux avec nous ? ». Et on a répété.
César : On a répété… À l’époque il avait une guitare acoustique, avec son accordage un peu louche… Et voilà, il nous a conduit en tournée et du coup on a fait deux morceaux qui sont dans le split avec Anarcharsis Kloot… Et après on en a fait encore deux… Mais c’est pareil, c’est toujours : on se voit un petit peu, on fait un truc…
Momo : On l’a fait bosser un peu !
Thomas Bonvalet
Aussi, j’ai l’impression… Je ne sais pas si c’est voulu, si c’est lié à cette façon de travailler… J’ai l’impression que vous aimez bien brouiller les repères. Je me rappelle, à La Triperie l’année dernière… Il y avait une nana complètement bourrée à côté de moi – enfin, on était tous bourrés, quoi … – qui… Bon, César, tu as annoncé : « Maintenant on va jouer un flamenco ». Et là, vous avez commencé… Elle me regarde, elle me dit « Mais… C’est une valse, c’est pas un flamenco ! ».
César : {Il rigole} Ah, oui ! Je me rappelle, oui !
Momo : Ça me dit quelque chose.
César : Non parce qu’en fait la partie flamenco c’est la troisième partie du morceau !
Donc on avait oublié entre temps ?
César : Voilà ! Mais on va le jouer ce soir. Mais oui, la première partie c’est une valse, oui… Mais nous c’est comme ça qu’on reconnaît un peu les morceaux… « Ah, le morceau flamenco »…
Enfin, ma question, c’est plus : « Est-ce que la confusion est voulue » ?
César : Non, après ça c’est…
Momo : C’est l’ignorance.
L’ignorance ?
César : Oui, après… Nous on part comme ça. Si tu tombes dessus c’est un peu… Après pour les disques oui, on met des trucs un peu… Moi j’aime bien créer un espace qui ne soit pas forcément personnel. Dans la musique, le groupe a un truc et c’est… C’est un truc à part plus ou moins… Ce n’est pas forcément personnel alors tu crées un peu des ambiances qui ne sont pas forcément… Comme tu dis après, avec l’exil ou tout ça… Ce ne sont pas forcément des trucs que tu vis tous les jours, par quoi tu passes tous les jours.
Momo : Ce n’est pas du tout terre-à-terre… Pas du tout des références, je ne sais pas… Politiques ou autres.
Aussi, on ne sait pas toujours si c’est vous qui citez de mémoire… Par exemple j’étais allé chercher d’où pouvait venir ce titre (magnifique) : « Viento Del Este, Agua Como Peste » {Vent d’Est, eau comme la Peste}, et… Apparemment le proverbe original, c’est « Lluvia como Peste » {pluie comme la Peste}… Est-ce que c’est… Votre mémoire qui a interprété ? Ou bien… Est-ce que vous changez ce genre de détails exprès ?
César : Non, ça c’est… Ça vient d’un bouquin de Leopoldo Marechal – Adan Buenosayres – où il cite ce proverbe… À un moment donné il cite le proverbe mais comme ça, « Agua como Peste ».
Une autre phrase qui m’est resté longtemps, enfin… Très vite, quand j’ai commencé à écouter vos disques, votre musique, je me suis dit « c’est un rhizome, en fait ». Et là, j’écoute Av Froid Qvi Fait Rovgir, et j’entends cette phrase : « Il n’y a pas lieu de craindre ou d’espérer, mais de chercher de nouvelles armes ». Bon. Ça me cause. Ça me turlupine, je veux savoir d’où ça peut venir. Je cherche, et là, je tombe sur… Deleuze ! Est-ce que c’est… Je ne sais pas, une influence ?
Momo : Quoi, Deleuze ?
César : Oui, un moment donné...
Momo : Oui, en fait ce morceau c’est un collage d’un chapitre, et puis… Tu sais, c’est les influences, c’est les trucs que tu lis, que tu écoutes puis…
Mais c’est marrant parce qu’en même temps vous ne gardez que les fins de phrases… Du coup le texte est tout haché, changé...
César : Oui parce qu’à un moment…
Momo : Tu ne peux pas faire du copier-coller.
César : Oui, puis même… Toutes les paroles sont très courtes parce qu’on ne sait pas vraiment chanter, alors on se limite à faire des trucs un peu… C’est une limitation. Il faut avoir… Pour faire en live un texte qui se comprenne bien, il faut avoir une certaine diction, et c’est… C’est un peu difficile. Du coup tu gardes juste ce qu’il faut. On a l’habitude de couper, vachement.
Mais… Avec ça, le sens du texte est changé !
César : Oui ! Plus ou moins, oui… Après ça passe et après c’est bien, après c’est… C’est un peu… ça devient un peu anonyme dans le sens ou toi, après, tu vas te rappeler plus ou moins différemment et après c’est la chaine, ça passe un peu…
Du coup, ça recoupe ma question suivante… Dans la façon dont vous faites votre musique, j’ai l’impression que toujours vous tournez autours de quelque chose mais que l’idée c’est de ne surtout pas l’atteindre.
César : Euh…
Enfin… Je reviens à ce que je vous disais tout au début… J’en parlais par exemple avec un ami juste avant, tout à l’heure… Il me disait : « On se demande toujours à quel moment le morceau va commencer, on attend tout le temps que ça commence et puis on laisse tomber, on se laisse aller »…
César : Ah ! Mais… Ça c’est parce qu’on a des formes qui sont libres. Enfin… Dans le sens où chacun sait plus ou moins ce qu’il doit faire. Mais… Pas quand et où. Et on va laisser la place aux regards, pour passer à l’autre partie. Et… Là si tu veux ce soir c’est à quatre et c’est plus compliqué, c’est plus serré. On essaye de faire un peu plus serré. Parce que plus on est nombreux, moins on sait par où ça peut… Mais en fait si tu veux c’est que des fois tu fais le morceau, tu le commences, pan pan, tu as un tempo qui n’est pas… Qui n’est pas très bien ou… Je ne sais pas, on n’est pas trop calés et au bout d’un moment on commence à se caler. Et du coup pourquoi le finir ? Il finissait là, normalement, mais comme on a trouvé le truc on le garde un peu pour profiter, se faire un peu plaisir. Et c’est là que tu as, je ne sais pas, une nouvelle idée. Alors tu envoies un nouveau truc, ou un changement qui n’était pas prévu… Et ça c’est un truc qui se développe un peu en tournée. Le premier soir tu vas faire un truc, après tu vas peut-être trouver un petit truc, du coup la fois d’après tu vas l’exploiter un peu plus et les morceaux vont se déformer, comme ça. Et on fait des morceaux qui ont d’abord une forme et… Jusqu’à ce qu’on les enregistre, ils peuvent changer vachement. À un moment donné ça va être fixé… Mais après ça peut repartir. Par exemple un morceau comme Xpress Bontempi {Xpress Botempi Kérosène, dont la version studio se trouve sur Viento Del Este, Agua Como Peste}, on l’a fait de toutes les couleurs avec tous les… Il change toujours. Mais parce qu'en fait si tu veux… Les accords et la mélodie c’est toujours les mêmes. Mais après ça dépend comment tu es… Enfin, c’est ça un peu qu’on essaye de garder. Enfin… Avec Jonathan {Burgun, alias Johnny Bourgin ou Bourguine ; batteur/percussionniste présent sur les albums Visite du Soleil à Satan, Viento Del Este, Agua Como Peste, La Fièvre Noire et Clochette, ainsi que sur le split-LP avec Anarcharsis Cloots ; membre lui aussi de Chocolat Billy et Erez Martinic, ainsi que du groupe Le Ton Mité, à un moment ou l’autre de l’histoire}, c’était beaucoup comme ça. Quand il jouait de la batterie avec nous, c’était vraiment très intuitif. Lui il aime bien rentrer dedans, dans des trucs… Alors du coup c’était très improvisé, vivant, mais le risque, si tu es fatigué, c’est que des fois tu t’égares.
Tu ne sais plus quoi faire ?
César : Oui… Et après on a eu un retour, comme ça, au duo. Pour remettre un peu les harmonies, les ambiances plus claires, ce qu’on voulait faire. C’était un peu, comme on s’était égarés plus ou moins… Aussi… On était très bourrés aux moments de jouer, on a dû calmer un peu le tout.
Justement, c’était ma question suivante : l’ivresse, c’est important dans votre musique ?
César : Pas du tout… Je ne pense pas… Non.
{Sur la scène, derrière le tissu, Agathe Max envoie quelques longs traits de fréquences basses – ultimes réglages avant le début de son concert. Nous avons tous tourné la tête par là, sans que le dialogue pour l’instant s’interrompe}.
Momo : Non… Enfin si, en concert on boit, on fait la fête… Mais pas au moment de faire les morceaux, tout ça… Jamais.
Seulement en concert, alors ?
César : Oui, non, enfin, si tu veux… Par exemple le morceau, là, tout ce qui est dans … Ah, ça commence. {En effet : Agathe Max commence à jouer vraiment… Des sons de violon cette fois pas déformés, pas pitchés, parfaitement identifiables… Melody Gottardy et Thomas Bonvalet ont déjà rejoint la salle, le public… Les frères Amarante, attirés par le son, semblent soudain avoir du mal à se concentrer sur mes questions… Et moi de même ! Mon attention s’échappe en même temps que la leur... Il est évident que nous désirons tous « y aller », nous exposer à, nous immerger dans cette musique en train ou sur le point de naître, à quelques mètres}. Parce que nous on continue à jouer dans la rue… Rue Sainte Catherine à Bordeaux. On descend et on improvise. On fait la manche, il y a des moments où on a plus un rond alors on descend, on joue, et c’est des impros et c’est là qu’on a trouvé un peu… Tous ces derniers morceaux se sont trouvés là. {Son regard, son visage, sont tournés du côté de la scène, derrière la limite de la loge/cuisine}.
Oui, on peut peut-être, euh…
César : On va écouter ?
On continue après ?
César : Oui, si tu veux !
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CONCERTS :
Agathe Max… Musicienne de nos parages. Je me rends compte que je ne l’avais jamais vue seule… En duo avec Cyril M, une fois – lui aussi basé par ici (bien que très mobile… je crois qu’elle aussi). Lui à la batterie, pour cette fois, elle au violon plein d’effets… Un peu trop, d’ailleurs, parfois. C’était au Sonic, en plus, péniche sur la Saône, salle à la sonorisation disons… Fluctuante. Ces sons, les boucles de son instrument… Je les avais alors entendus comme d’un peu trop loin – comme rendus timides, inhibés plutôt qu’étendus par les couches de delay, de reverb… Dommage, parce qu’ils m’avaient semblé assez beaux. Ça ne s’était pas arrangé quand Makoto Kawabata – c’était lui l’invité, la tête d’affiche – les avait rejoint, après son set, pour une improvisation en trio… « Pas la place », en quelque sorte, pour qu’on entende ses nuances, à l’archet, dans les textures… J’avais eu envie de l’entendre plus, mieux… Ensuite – ou avant, ou les deux, je ne sais plus, c’est arrivé par deux fois – je l’avais entendue avec le Sathöney Loud Band. Le même Cyril toujours à la batterie plutôt qu’à la guitare. Vince, de Noyades, à la basse, et Nico Poisson avec son saz électrifié. Même… Obstacle : le son d’ensemble trop fort pour quelle y trouve sa place – pour qu’on les entende tous et tout le temps complètement, d’ailleurs.
Là, c’est autre chose qui s’annonce. Agathe se tient en pleine scène, debout, robe noire, bottines en velours, chapeau… Souriante. L’air assurée que l’heure y est. Je me mets devant, assez près du milieu de scène ; beaucoup d’autres sont arrivés, ça n’est plus clairsemé ; j'en reconnais encore, qui n'y étaient pas au début – elle a mis en boucle, disais-je, des sons grave, fréquences basses pleines qui tournent, semblent sortir du sol à ses pieds, autours, sous les nôtres. Nappe enveloppante mais pas éthérée. On y baigne, matière, plus qu’on y flotte. L’élévation, la vitesse gazeuse et lumière, viendra d’ailleurs, dans son jeu. Des traits d’archet joué en son clair. Parfois presque sans effets, cette fois. Trace qui se déroule, pointe de feu qui dessine, laisse en persistance sa traîne – et celle-là se fait fil, vraiment ; et celui-ci s’éploie en surface, en volumes. C’est une matière sensible qui grandit… Encore une fois : illumine, sans rien braquer, sans dénoncer des formes. Pas une abstraction mais rien qui discoure. On se laisse prendre à cet espace, à ces vitesses qui – imperceptiblement ou soudainement, explicitement – changent, versent l’une dans l’autre. Une sorte d’apaisement mais qui ne se pose pas, ne s’arrête pas en conclusion, résolution. Vigueur douce, force calme. Les particules sonores qui – en nuages, en courants, en cercles, vagues d’ondes, courbes, plongées qui s’absorbent aux creux, bouffées qui enflent – retrouvent leurs densités, leur masses, leurs mouvements justes, allant tranquilles ou se précipitant…
On entend, un moment – vers la fin ; et curieusement, on sent, on sait, qu’elle en est aux dernières minutes de son tour d’espace, sans que rien ne l’indique formellement – quelques notes de piano, elles aussi mises en boucles. Ce sont – ces touches qui brillent – les seuls sons qui, tout au long, n’émanent pas directement du dispositif au cœur de quoi elle se tient, devant nous, je veux dire : qu’elle ne joue pas d’ici. Sont-ils – par paradoxe – l’annonce d’un retour au lieu contenu entre ces murs, la dimension qu’elle y aura insufflée sur le point de s’évaporer, ne restant qu’en nous qui nous y seront tenus ? Ces notes là aussi, en tout cas, sont avalées et répandues autour de nous, au dessus, à travers. Ça bruisse de voix, du fond de l’endroit, des canapés, du bar, quand elle cesse de jouer, désactive la dernière pédale… Ça ne fait pas rupture, simplement changement, glissement sur un autre plan, plus habituel mais pas neutralisé, pas déchargé de toutes ces présences… Tout est prêt. Tout est proche. Je regrette presque que la musique d’entre-les-groupes revienne déjà dans la sono.
Peu importe… En s’éloignant un peu, elle se mêle mieux au murmure, au brouhaha que nous faisons tous. Je repasse par le bar.
…
Je reprends une autre pinte… Je n’ai pas compté, comme souvent… Ça ne doit pas en faire tant que ça. Il y a du monde, maintenant, mais ça va assez vite. Tant mieux… Je ne voudrais pas rater le début, l’ouverture, l’introït… Le groupe s’installe. Encore des têtes connues, des saluts. Le pote du début est retrouvé. L’ami Dariev a bien dû arriver mais je ne le vois pas encore. Retour tout devant. Un peu à cour, le plus près - des quatre musiciens - sera Thomas Bonvalet. Momo et Melody sont un peu plus loin, sur la scène, au centre, lui derrière ses claviers, elle, grande silhouette un peu dégingandée, rieuse, debout derrière ses percussions, guère visibles dans l’obscurité, presque cachées, même. César est à jardin. La contrebasse en main, toujours cette cymbale défoncée posée à terre près de son pied. On voit leurs visages blancs dans cette sorte de pénombre. La sono se tait. L’instant arrive.
…
Il devient difficile, ici, de simplement décrire. L’ordre des morceaux importe peu. Ce que j’ai pu ou non en reconnaître. Ce qui chemine est vaste, plein de connexions, ce qui flotte est fait pour tomber, fondre sur l’assemblée, s’y glisser, l’imprégner. Ce qui rampe est à même de remonter le long de nos nerfs… L’enivrement – je n’en démords pas –, le tournis pourtant décillé : il gagne la tête et se coule aux corps. Ça tape… Comme on dit "ça tape" d’un vieux fond d’alambic préservé dans un grenier de famille. Et puis aussi, ils cognent. Melody, sur des choses – éléments de batterie, sûrement, d’autres qui semblent autrement amplifiées, peut-être électroniques. Son prénom… Il semble presque à ce moment qu’elle l’ait pris par plaisanterie, par antiphrase, comme un nom magique et dissimulateur. Esprit frappeur… César tabasse, attaque ses cordes, aussi, et la caisse de l’instrument. Chocs, comme pour nous empêcher de sombrer. Du pied, il sonnaille la fameuse cymbale… Impossible de l’abimer d’avantage, sûrement, de toute façon. On pourrait parler de transe, encore. De… Possession ? Il faudrait oublier, alors, les folklores convenus, les histoires à faire peur seulement pour faire rire. Cette musique éclaire – en même temps qu’elle nimbe d’obscurité les places où elle se joue – qui s’y plonge… De l’intérieur, parce qu’elle trouve ce qui s’y consume. Elle se mêle en poison, en adjuvant, en corrosifs… Qui en Enfer sont salutaires et médicinaux, comme disait l’autre, comme écrit Blake. {Which in hell are salutary and medicinal}. Momo file ses nappes hantées, filets de métal, orgues gothiques – oui, décidément –, froideurs caressantes ; joue ces mélodies qui strient l’air vibré, l’apaisent, empêchent que tout se délite. Thomas, à un moment, saisit un drôle d’objet, sorte de fouet de cuisine, fils d’acier ou d’alu façonnées, torsadés, fixés sur une poignée. « C’est un jouet », avait-il répondu plus tôt à nos regards intrigués. Il enclenche quelque chose. L’objet se met en branle, les fils disparaissent, deviennent voile. Des vibrations, encore, que cette chose génère. Le guitariste l’approche des micros de son instrument. Ce sont maintenant des vrombissements qu’il module… Passeront aussi, dans les mains du même, un jeu de clochettes multicolores, un shô {"orgue à bouche", dont on trouve des variantes sous divers noms – shô, sheng, Khên... – dans toutes l'Asie du sud est et de l'est}... César, dans un des silences brefs, annonce : « Espacio »… Espace, oui… Cette musique s’y épand, le dilate et le resserre. L’investit. Se loge à ses anfractuosités. Le piège. Et le déjoue – surtout, déjoue le temps qui l’emprisonne. Elle coure et sourd entre nous et de part en part. Elle saisit, emmène. Elle nous fixe et nous agite, entre ces murs et cachant leur lointain. Corps massés. Dessinés, détourés chacun dans sa danse ou par groupes, tous serrés devant la scène… Impossible de tout dire, noter, restituer. Je ne sais pas, cette fois encore, combien ça dure. Au bout, je suis, on est encore dans cet état ou enfin, il s’est bien passé quelque chose. La femme aux belles fossettes et aux beaux yeux clairs où parfois semblent passer comme une ombre et un éclair, comme sourdement inquiets ou peut-être attentifs – je ne connais pas son nom, tiens – dit : « Eh ben… C’est pas souvent ! C'est pas souvent, mais là »… Pas besoin d’expliquer. Je me souviens qu’elle y était, la fois d’avant, ce même sourire de joie sur la bouche et le visage pareillement radieux. Qu’elle avait dansé ainsi, comme elle ne fait pas toujours. Je me rappelle cette même extase – mais sans absence, sans dépossession ; on ne laisse jamais, dans ces occasions là, ces dépenses, ces abrasions, que ce qui était de trop, combustible, ce qui ne peut valoir autrement, ce qu’il serait mauvais de thésauriser. Je l’avais connue, à La Triperie, cette sensation, cette présence à moi-même – et vis-et-verse idem – de tout ce qui était là. Elle m’a frappé, encore, ce soir…
Le concert est fini. Je crois que je ne les ai pas vu partir. Je discute avec Dariev. Il dit, lui, « Ça ne s’appelle pas un concert, ce qu’ils ont fait, ça s’appelle un hold-up ». Nous parlons encore, plusieurs. Le pote du début s’en va. Dariev ne reste pas non-plus. Je me rappelle que je n’en avais pas complètement fini, de mon interview.
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Encore… le bar. Etc. … Je n’ai pas à chercher longtemps les membres du groupe. Je m’enquiers : « On peut finir ? ». César est d’accord. Momo préfère continuer à deviser, reste avec quelques autres, décline aimablement d’un geste de la main, d’un sourire. César me donne {merci} un exemplaire, en vinyle, de leur dernier disque à ce jour, El Incendio que se Llevo à la Ciudad {L’Incendie qui a Emporté la Ville}. Encore un titre assez merveilleux – et qui sonne autrement, encore, après ce concert fou. Hors-micro, au début de la soirée, il m’avait dit que le prochain était presque prêt… Il leur faudra seulement, avant de le sortir, salir un peu le son, lui donner du grain. Passer le mix numérique dans des outils analogiques, de vieilles technologies qui ajoutent et travaillent la matière. Nous nous installons dans un canapé, lui, Melody – qui cette fois encore écoutera sans intervenir – et moi. Une fois de plus : « REC ».
INTERVIEW – DEUXIÈME PARTIE :
En fait, c’était à peu près ma dernière question… Vous vous appelez Radikal Satan mais… On sent que ça ne veut pas dire la même chose, chez vous – Satan – que… Quand les métalleux font « Satan » {je fais le signe du cornu avec les doigts, annulaire, majeur et pouce réunis, l’index et l’auriculaire brandis}. Alors Satan… Qu’est-ce que c’est, pour vous, qu’est-ce que ça veut dire ? Enfin… C’est… J’ai l’impression que c’est une espèce de Contraire ou d’interstice ou… Qu’est-ce que c’est ? {Des enceintes, à cet instant, le début de Dirty Old Town, dans sa version la plus célèbre, par les Pogues, amorce sa pompe, son balancier}.
César : Non parce que en fait… Non, au départ c’était l’idée, enfin de faire… Tu sais, tremper dans les contraintes soient sociales, soient… Comment on dit… Enfin, de ne pas… Enfin… Prendre partie à quelque chose, quelque part… Quand tu es trop dans les concessions des fois… Oui, des fois tu es dans les concessions comme ça et tu te dis : « Bon, on va faire une musique qui... que… On s’en fout. On s’en fout, un peu, des conventions ! ». Enfin… Si c’est rapide ou non, peu importe, euh… RADIKAL ; c’est dans le sens où tu fais ce que tu veux, tu fais comme tu veux ! Et après, Satan, c’était plus… Bon, ça change un peu mais… C’était plus euh… Plus dans le sens pagan, péyen, comment on dit… Pagan. Payant… Païen.
Païen !
{Les Pogues, alors, en ont fini, dans les enceintes… C’est Waiting Room de Fugazi, qui commence dans la foulée ; c’est la musique de ce même groupe – la fin d'une des chansons, dans mon souvenir, survenant en synchronie avec le moment où nous nous séparerons – qui nous accompagnera jusqu’au bout… Mais vue ma charge en éthanols à ce moment là de la soirée… Vue l’atmosphère assez fantastique, qui subsiste, flotte, encore épaisse et liquide et légère et gazeuse, ductile, plein-la-pièce, la place, le lieu encore loin d’être vidé… Vue la question, enfin, qui habite cette dernière tirade à mesure qu’il la débite – question remise plutôt que résolue, répondue ; visée à travers la brèche unique, l’expérience de cette poignée de gens, racontée au point mouvant d’une histoire toujours pas arrêtée... Vus tous ces facteurs perturbants, libérateurs aussi : des crispations et tentations « explicatives », analytiques, des traductions trop verrouillées… Je ne saurais affirmer que ma perception, quant aux éléments exogènes au récit de César, comme rendus extérieurs alors qu’ils font partie de notre environnement le plus immédiat, au long de ces minutes, soit complètement juste, au sens le plus admis du terme, dans ce que j’en rapporte… Surtout, je ne pourrais assurer que ma mémoire – maintenant, à l’heure de transcrire – n’ait pas réarrangé en quelque mesure la chronologie de cet étrange épilogue… Les mots ont été conservés, eux – sans faute ni écart, sans approximation quant à leur cheminement hésitant même, dans la mémoire numérique de l’enregistreur… Il m’est impossible, encore, à la réécoute, de fixer mon attention sur autre chose que ce flot bousculé. J’essaye de vous le rendre le plus fidèlement possible. C’est à dire : avec les heurts, les coq-à-l’âne, les précipitations, retours, répétitions… Le débit curieux et captivant… L’histoire en fragments, telle que César me l’a déroulée, écoulée… Voilà}.
César : Ouais ! Un truc païen. Pareil, c’est en rapport avec… Avec ça, avec les concessions. Faire un truc païen, un truc… Mais après, c’est vraiment basé sur un truc euh… Un moment un peu obscur, où tu es vraiment au bout du rouleau, tu n’as pas… Tu n’as plus rien, il faut tout… Je ne sais pas, tu… Et après on a eu quelques aventures qui… Quelques aventures qui nous ont un peu… Qui nous ont un peu interpellé, dans le sens un peu ésotérique… Parce que on était au bout du rouleau à… Au pays basque espagnol, là, San Sebastian, par là-bas… Il y avait un mec qui sortait de l’asile… Qui nous a invité au restaurant, à prendre ce qu’on voulait. Et nous on jouait, on jouait dans la rue et on s’est arrêté et il a dit : « Bon, venez avec moi, on va manger »… Et… En fait ça nous a un peu interpellé, c’était le moment où on trouvait un peu le, la combinaison {il dit "combination"} pour faire le groupe… Et… On était dans la tratoria espagnole, enfin le restaurant, et en fait… Il nous parlait de choses très étranges. Il a dit : « Bon, vous prenez ce que vous voulez » et sorti de sa poche tout un rouleau de monnaie, enfin, de billets… Il a dit : « On prend ce qu’on veut » et après il a sorti de sa poche la lettre comme quoi il était en permission de sortie de l’asile d’aliénés, mais sûrement en cavale. Et… Et en fait on a mangé, mangé, et il a disparu. Et après il a disparu. Et… Et ça… Et il y a eu plein de combinations comme ça. Après c’était aussi… On dormait, quand on était à Bayonne, on dormait face à un cimetière… Et… Et on commence à répéter la première chanson, c’était Satanika, qui est sur… {sur Visite du Soleil à Satan, le premier album du groupe}. On avait Santo Señor {Santo Señor de las Tinieblas ; idem}, Satanika… C’étaient les deux premières… Et… Quelle autre… Non, c’est tout. Et en fait on commence à répéter ces deux là, comme ça. Et donc on habitait comme ça dans un porche d’entrée, de garage, en face d’un cimetière. Et un soir on répétait comme ça et on entend « Ouhhhaaa ouhaaaa », comme ça, des sons. Et c’était… Et on s’approche et c’était un Vieux qui était resté enfermé dedans, dans le cimetière… Qui était allé visiter quelqu’un, quoi. Et donc il fait : « Ouha ouhaaa » et nous on jouait et donc on entendait la voix comme ça, « Aaaaaahh !!! ». Et donc il dit comme ça : « Sortez moi » et tout, et en fait on a mis les poubelles, donc on a grimpé, donc on est passés de l’autre côté, on est entrés dans le cimetière qui était fermé, donc on l’a poussé à trois, comme ça, on l’a fait sortir. Ça nous a un peu {inaudible… « traversé » ? « renversé » ? ...}, certains d’avoir aidé une âme étrange à s’évader… Et il a disparu, pareil. Et après le troisième truc c’est le jour où on arrive à Bordeaux, on joue euh… On joue et en fait on était au bout du rouleau, l’énergie vraiment super basse, et on mangeait… Rien du tout, on n'avait pas un sou. Et c’était un peu… C’était un peu… En fait il fallait sortir l’énergie qu’on n'avait plus, si tu veux. On ne croyait plus rien, si tu veux, on était au bout du rouleau, donc, on n’y arrivait pas. Puis on n'avait plus d’énergie, on mangeait de la mousse de canard, tu sais, à quatre-vingts centimes, là, avec du pain… Oh putain, c’était lourd, lourd, lourd… Et donc on traînait avec toutes nos affaires, on avait toute la maison, on était avec Chichi et Momo… Et donc on traîne comme ça et on arrive à Bordeaux dans la nuit et là, en fait… Bon, on dort quelque part, on a trouvé un spot… Et après, le lendemain ça n’allait plus du tout, donc, en fait on a senti une énergie, comme ça, qu’il fallait mettre un truc, comme ça, un peu… Et on joue et il ne se passe pas grand-chose et on va sur une place, on se pose là. Et on a trouvé tout un tas de, comme ça, de magazines, de magazines porno, que quelqu’un avait jeté. Donc, on se pose dans une place et on lisait les revues porno avec Chichi et Momo, comme ça… On regardait, enfin… Et là, et… Non ! En fait dans l’après-midi quand on jouait… On avait entendu qu’il y avait un mec, plus loin, qui jouait la vielle à roue : « iiiiwiiieennnéééé » et bon, et on l’a entendu comme ça un peu en passant mais nous on a fait notre truc, machin… Bon, après on s’est posés sur la place là, et on est allé dormir au même endroit après... Et en fait à ce moment là il y a le mec de la vielle à roue qui débarque, pareil… Dans son Volkswagen, c’était un Allemand… Chauve, comme ça, et habillé en moyen âge ! Mais vraiment avec des… Des trucs…
Une cote de mailles ?!
César : Oui ! Tout-moyen-âge ! Tout, tout, avec son camion qui était un vieux camion, je ne sais pas quoi et il dit : « Ah, ouais, c’est vous qui avez joué ». Et… Je ne sais pas, il s’est garé là et : « Ah c’est vous qui avez joué tout à l’heure, j’ai entendu un peu »… « Ah ouais, c’est toi qui a joué la vielle à roue, ah ouais » et tout, en anglais, je ne sais pas, tu vois… Et… Et… Mais un peu louche, le mec. Il nous explique qu’il faisait le tour d’Europe par la côte, en partant d’Hambourg. Et il dit : « Ah, vous voulez boire un verre ? », et tout… « Oui, oui ». Et en fait, nous on a caché les revues porno parce qu’on était un peu gênés… Mais c’étaient des revues porno années quatre-vingt, mais vraiment… Et je me rappelle, Il y avait une femme avec du vin, elle était à poil, comme ça, avec une bouteille de vin et une pastèque, à côté. Et chez nous, en Argentine, c’est le mythe… C’est que quand tu… Quand tu manges une pastèque et que tu bois du vin, tu meurs ! Et là il y a la femme à poil avec du vin et la pastèque, tu vois : SUICIDE. {Il rit}. Et là… Donc il y a le mec, il dit : « Vous voulez boire un verre ? ». Et donc : « Oui, ouiii ». Et donc là il va dans son camion et il sort une bouteille sans marque, rien, avec tout un liquide super rouge. Un truc rouge. Et… Et trois… Et quatre flûtes. De champagne… Hyper bizarre. Donc il met les flûtes, il met le truc, on trinque et tout, et là il dit… Et là il ramène la vielle… Il commence à jouer, en do, et Chichi elle prend le violoncelle, elle commence à jouer : « maaiinhinn » et… Et… Et là, à ce moment là, il y a les gens de La Centrale, Jérôme, Johan, Mathieu {Mathieu Fuster – de l’Observance, Erez Martinic, Glen or Glenda, Il Fulgurante, Le Chant De L’Amour Triomphant, Let Jesus Bleed, Oharu…} et… Les gens de La Centrale qui passent, là, qui passent par là… Et ils disent : « Ah ! ». Et donc ils ont commencé à jouer et nous on a pris les instruments après donc… On a commencé à faire une impro comme ça, en do, tous les quatre, et… Et là, à ce moment là, ils passent tous… Les quelques personnes de La Centrale et des Potagers qui passaient par là parce qu’ils avaient ouvert un squat pour la soirée, où il y avait plein de concerts. Il y avait le groupe de Jonathan, qu’on ne connaissait pas encore, et on s’est rencontrés là. Et du coup ils disent : « Ah ! Venez, venez, venez jouer là-bas »… Ils nous ont invités parce qu’on était là. Et donc on… On va là-bas, on joue en quatuor avec la vielle, quoi, au milieu de… C’était tout sombre parce qu’il n'y avait pas l’électricité, donc on joue au milieu… Il y avait plein de super concerts il y avait L’Observance, et il y avait quoi… Il y avait Thomas qui était là… Il y avait à peu près tous les Bordelais qu’on a rencontrés après, si tu veux. Et… Et… Johnny, qui faisait la batterie, et tout. Moi Johnny je me rappelle : il y avait deux batteries montées… Il y avait des impros, comme ça, et il arrive dans la batterie, il fait : « BLAAAM ! ». Et whoaa putain, j’ai senti un truc, putain il tape, quoi !… Et c’est là qu’on a… Et en fait on a joué et en fait « BOUM », et le mec, il a disparu. Le mec de la vielle, il a encore disparu… Il y eu a eu plein de moments comme ça, de gens, comme ça… Et... C’était un peu ça, le truc. Cette espèce de… De truc quoi, enfin. Et je ne sais pas, on ne l’a plus jamais vu, on n’a plus jamais entendu parler de lui… Bon, il y a des personnages hyper bizarres. Et après, la soirée, on est allé dormir et après on a rencontré tous ces gens et… On a démarré un peu, mais c’était un peu les trucs sataniques, un peu ça, là… Un peu obscurs, la pornographie…
{Un peu stupéfait par cette coulée de paroles, les images qu’elles ont allumées dans mon esprit, ce récit décousu mais rivé à son objet… Je peine un peu à poursuivre… À répondre à César, qui semble n’avoir plus rien à ajouter non-plus, ce drôle de chapelets d’épisodes dévidé.}
Bon… Je crois qu’on va rester sur cette belle histoire… Merci.
César : Ça c’est le départ, hein !
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Ce sera bientôt l’heure du mien, en effet, de ce lieu. Il se fait tard. Je déambule encore un peu, cependant, histoire de me « remettre ». De me réajuster à de pragmatiques considérations. Les gens de l’orga proposent des assiettes – nourriture végétarienne, comme souvent ici – à qui en voudra… « Il faut finir ». Encore une bière pour faire descendre (c’est malin… Je sais bien). J’espère qu’il restera des vélov, à la station. Je reconnais au bar le batteur du groupe Direction Survêt, avec qui nous avions discuté il y a quelques mois. Il semble lui aussi me remettre mais sans mettre le doigt sur le nom et l’occasion. Encore un moment – ça lui est revenu quand j’ai redis le lieu et ce qui s’y était déroulé (à savoir : un concert dudit groupe où il joue, au Périscope, à Perrache) – à bavarder un peu. Il va falloir y penser. Je pars d’un pas léger et possiblement un peu chaloupant.
L’air au dehors est bien frais, maintenant. Il a plu. La chaussée brille mais la nuit est mate, dès qu’on s’éloigne un tant soit peu des éclairages publics. Il reste des vélos… Ça m’épargnera une bonne heure et demie de marche… Le vinyle calé dans le sac, comme j’ai pu, la bicyclette publique (enfin… louée) décrochée… Je pars, la tête encor
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Dernière mise à jour du document : samedi 3 septembre 2022
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