Innerzone Orchestra › Programmed

Avec ce projet éphémère mais ô combien réjouissant, Carl Craig décide enfin de lever l'ancre : quitter le monde pur des machines et proposer, avec des musiciens qui le suivaient déjà de près depuis le milieu des années 1990, une sorte de synthèse entre techno made in Detroit (auparavant sans compromis) qui avait forgé sa réputation, jazz fusion, musique électronique planante, hip-hop, trip-hop, soul... Bon d'accord, ça fait beaucoup en un seul disque. Et c'est peut-être son seul défaut : vouloir tout embrasser, en revendiquant les influences d'Herbie Hancock et de Miles Davis aussi bien que de Stockhausen, Juan Atkins, Tom Bell et Linda Creed. Mais là ou d'autres se seraient plantés en beauté, lui réussit immanquablement. D'abord, le disque entier est porté par l'énergie d'un seul groupe et par la cohérence d'une seule vision. Craig est à la programmation et dirige le tout en véritable chef, mais il a pour s'entourer Francisco Mora (Sun Ra), Craig Taborn (James Carter, Art Ensemble...), Rodney Whitaker... Non seulement ces types jouent divinement, mais ils insufflent au projet du DJ américain, sur la longueur, la puissance du concept-album qui justifie le passage d'un univers à l'autre, l'unité, la force, le feeling, l'émotion... Un OVNI qui débute sur un mix démentiel de Carl Craig, enregistré live au festival techno de Gand, avec déjà son orchestre qui vient derrière pour ajouter un surplus de pêche et de groove. Sur "The beginning of the end", les scansions hip-hop de Lacksi-Daisy-Cal sont complètement transcendées par cette atmosphère aérienne, spatiale qui émerge bientôt, et qui plane tout du long. Si Craig s'amuse à faire explicitement référence à la BO de "Blade runner" sur le magnifique "Architecture", ce côté planant et futuriste se traduit également dans le long solo de violon de "Blakula", moment central du disque, le plus poignant. Des titres comme "Programmed" ou le phénoménal "Eruption" (bien nommé) développent également cet aspect free et agressif, que sous-entendait le morceau conclusif de "More songs about food..." avec distorsions continues, boucles de basse profonde et jets de lave qui éclaboussent la gueule. Mais l'album est tout de même dominé par un electro-jazz urbain maîtrisé, interprété et produit à la perfection ("Monsters, "Basic math", "Timing", "At les", reprise du même "More songs...", ou le plus ancien et toujours aussi percutant "Bug in the bass bin", groovy, avec une patate monstrueuse). Au milieu, une formidable reprise d'un standard soul, "People make the world go round", avec guitare acoustique, flûte et voluptueux arrangements de cordes... le tout passant comme une lettre à la poste. Une des plus grandes réussites de Carl Craig à mon goût.